Du dogme nucléaire et de son clergé

Un constat : la France compte 58 réacteurs nucléaires qui fournissent près de 75% de sa production électrique. Pas étonnant que le nucléaire fasse l’objet d’un large consensus au sein de la classe politique, à droite comme à gauche.

En 2011, lors de la crise de Fukushima, par le porte-parole du gouvernement de Nicolas Sarkozy, François Baroin s’était contenté de balayer d’une phrase lapidaire la question d’un journaliste qui lui demandait s’il ne fallait pas organiser un référendum sur le choix nucléaire :

« Soyons sérieux. Le choix nucléaire est partagé par tous les gouvernements depuis quarante ans ».

Pour méprisante qu’elle soit, cette réponse n’en est pas moins très révélatrice : le choix nucléaire est non négociable.

Il n’a donc pas à être soumis à l’approbation du peuple et ne fait pas partie des questions pouvant faire l’objet d’un débat démocratique.

On invoque le fait accompli, les précédents, la « tradition » pour esquiver la question qui fâche : est-il juste de léguer en héritage à nos enfants des déchets radioactifs dont les quantités se multiplient sans fin et dont la toxicité durera sur plusieurs générations dans le meilleur des cas ?

Les spécialistes, qui se veulent rassurants, affirment que pour les déchets à faible et moyenne activité et à vie courte ont une radio toxicité de « seulement » 300 ans. Comme ils le disent élégamment ces déchets étant « à vie courte », la radioprotection qu’ils nécessitent ne dépasse pas 300 ans, et peut être gérée à « échelle historique ».

C’est déjà suffisamment inquiétant de savoir qu’on enterre pour une durée de 300 ans des déchets toxiques : qui est en mesure de garantir que ça n’entraînera aucune conséquence dangereuse sur les nappes phréatiques, les terres et les cultures ? Personne, bien sûr.

Mais ce qui est inquiétant n’est pas ce que disent ces spécialistes mais ce qu’ils ne disent pas : quelle est la durée de nuisance des déchets radioactifs « à vie longue » ? Quel est leur degré de nuisance ? Pendant combien de temps survie de l’humanité es-elle compatible avec la production de tels déchets ?

Or c’est là une caractéristique française que de considérer l’option nucléaire comme un dogme qui, à ce titre, doit être exonéré de tout questionnement sur sa conformité au bien commun.

Le dogme nucléaire est une des manifestations de l’idéologie du Progrès qui, depuis la fin du XVIIIème siècle, postule que tout progrès technique est par nature un progrès de civilisation.

A la différence des dogmes des religions dites révélées, le dogme nucléaire n’invoque aucune origine divine pour fonder sa légitimité.

C’est un dogme humain parce que sorti de cerveaux humains,  les cerveaux d’êtres humains réputés plus sages parce que plus intelligents et plus éclairés que la moyenne de l’humanité.

En d’autres termes les hommes des Lumières se sont unilatéralement proclamés hommes de lumière.

Ils se sont attribués la mission d’éclairer l’humanité, d’en être à la fois la conscience et le tuteur, et surtout de faire son bonheur,  qu’elle le veuille ou pas.

La volonté des « hommes de lumière » est inaltérable : coûte que coûte, ils imposeront au peuple ce qu’ils jugent être bon pour lui.

C’est ce qui explique que Voltaire ait accepté d’être le conseiller de Frédéric II de Prusse, le despote éclairé.

C’est ce qui explique l’idéologie colonialiste justifiée « le fardeau de l’homme blanc ».

C’est ce qui explique la révolution bolchévique et la dictature du prolétariat.

C’est ce qui explique qu’on refuse d’organiser des référendums au motif d’éviter une dérive « bonapartiste » qui tournerait au plébiscite.

C’est ce qui explique que les résultats des référendums européens soient systématiquement tenus pour nuls et non avenus quand ils ne correspondent pas aux vues des élites qui se considèrent comme éclairées.

En matière nucléaire on retrouve exactement les mêmes ingrédients : un dogme décrété intouchable par un clergé séculier dont les intérêts catégoriels sont intimement liés à l’intégrité du dogme et qui s’en fait tout naturellement le gardien sourcilleux et intraitable.

Historiquement le grand prêtre et le premier gardien du dogme nucléaire en France s’appelle Charles De Gaulle. Héritier inconscient mais objectif du scientisme du XIXème siècle, il balaya d’un revers de la main toute objection au développement du nucléaire.

Contrairement à Georges Bernanos qui, lui, ne peut pas être accusé de fascination pour l’idéologie du progrès, et de la technique :

« Oui, j’espère de toutes mes forces que le monde moderne n’aura pas raison de l’homme. Le Monde moderne, c’est à dire l’État moderne, le Robot géant, planétaire auquel la science offre chaque jour des armes à sa taille. Il est clair qu’en face de cette Providence mécanique dont vous attendez la justice – pourquoi pas l’amour aussi, imbéciles ! – le Divin Mendiant pendu à ses clous fait piètre figure… »[1]

Le clergé nucléaire dont De Gaulle fut le grand prêtre repose sur une sorte d’épiscopat scientifico-administratif recruté dans les puissants corps des Polytechniciens et des ingénieurs des Mines. En guise de conférence nationale, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) créé en 1945 et pour doctrine pastorale programme nucléaire civil lancé en 1974. Le développement des infrastructures s’est fait sur la base de fonds publics (emprunts EDF souscrits par les Français).

Qui peut croire sérieusement que face à une telle somme d’investissements la question de ce qui est vrai, bon et juste puisse peser dans la balance ?

La question de la vérité et donc du bien commun sont les premières qui sont escamotées par la caste qui détient le pouvoir et qui s’arroge le monopole de la lucidité.

C’était vrai avant-hier pour les intellectuels de Lumières qui conseillaient les despotes. C’était vrai hier pour les bolchéviques qui se pensaient comme l’avant-garde du prolétariat. C’est vrai aujourd’hui pour le clergé du nucléaire.

[1] La France contre les robots (1946)

La quête de la vérité a pour corollaire nécessaire la liberté

De même que le cardinal John Henry Newman avait été pasteur anglican ou que le père Louis Bouyer avait été pasteur luthérien, Jean-Marie Elie Setbon a d’abord été un rabbin ultra-orthodoxe avant de devenir catholique. Jeune juif mystérieusement attiré par la Croix, il a communié en cachette de ses parents et de sa communauté puis est devenu… rabbin ! Ce n’est qu’après un service militaire effectué en Israël, sept enfants et un veuvage qu’il recevra le baptême. Six de ses enfants décideront de le suivre sur son chemin d’éternité. En toute liberté évidemment. Car la liberté est le fil rouge du parcours de Jean-Marie Elie Setbon, relaté dans son livre De la kippa à la croix. En entrant dans l’Eglise catholique il a gagné en liberté, comme il l’explique, puisqu’il s’est émancipé de la médiation de la Loi au profit d’une relation personnelle avec Dieu. C’est sans doute parce qu’il a fait l’expérience de ce rapport à Dieu libre qu’il est très lucide sur tous les conditionnements qui menacent tous les croyants et qui n’épargnent pas les catholiques français. C’est pour cette raison que Le Temps d’y penser l’a rencontré.

Le parcours que vous retracez dans votre livre est à la fois édifiant et subversif. Vous avez communié pendant des années avant de recevoir le baptême, ce qui est quelque chose que l’Eglise a davantage tendance à proscrire qu’à prescrire. C’est le signe que Dieu écrit droit sur des lignes courbes. Mais a contrario n’est-ce pas le signe que certaines personnes dans l’Eglise ne font pas assez confiance à l’action de l’Esprit saint et au discernement des gens pour s’orienter dans la vie et pour se rapprocher de Dieu ?

Je ne dirais pas ça. Je ne sais pas dans quelle mesure on peut tirer des conclusions générales d’un cas particulier comme le mien. En revanche il me semble urgent que les catholiques entrent dans une relation libre avec Dieu pour que cela se reflète dans leurs attitudes et dans leurs choix. De ce point de vue les gestes posés par le pape François depuis le début de son pontificat sont intéressants.

Il bouscule les usages par exemple en demeurant à la résidence sainte Marthe où il se sent bien et en délaissant les appartements officiels traditionnellement réservés au pape. Il le fait simplement parce qu’il est libre, non pour le plaisir de provoquer. Mais il le fait que cela plaise ou non.

Les catholiques manqueraient donc de liberté intérieure ?

Je ne veux pas utiliser cette expression qui laisse supposer que l’on peut renoncer à sa liberté extérieure pourvu qu’on conserve sa liberté intérieure. La vocation du chrétien n’est pas d’être un schizophrène de la liberté mais d’être libre tout simplement.

Etre libre cela signifie être soi-même Christ en Dieu car il n’y a que Dieu qui soit réellement libre : non pas dans le sens de se laisser aller ou de suivre ses caprices mais dans le sens où l’on ne se contrefait pas pour complaire aux autres, où l’on n’est pas esclave des regards extérieurs.

Etre libre ça veut dire également être martyre au sens étymologique du terme, être témoin, être prêt à nager à contre-courant éventuellement et à en payer le prix. Vis-à-vis du monde comme à l’intérieur de l’Eglise d’ailleurs…

A quoi attribuez-vous ce manque de liberté au sein de l’Eglise ?

Rappelons d’abord que l’Eglise est à la fois une et multiple : orientale, orthodoxe, occidentale (du nord et du sud) et qu’elle contient en son sein autant de mentalités et de sensibilités différentes. Le poids de l’histoire et des habitudes, bonnes et mauvaises, engendre des problèmes qui, eux, ne sont pas les mêmes pour tous.

Mais en ce qui concerne l’Eglise d’occident et l’Eglise de France en particulier je crois qu’on a trop mis l’accent sur la croix et pas assez sur la Résurrection. Bien sûr c’est la croix qui permet la Résurrection mais c’est la Résurrection qui donne son sens à la croix et surtout c’est la Résurrection qui est le fondement de la bonne nouvelle pas la croix toute seule ! C’est la perspective de la résurrection qui rend libre.

C’est la résurrection dans un corps transfiguré qui ne connaîtra plus les limites de l’espace et du temps – Jésus ressuscité passait à travers les murs – qui oriente la vie du chrétien. La vie du chrétien est ordonnée à la Résurrection de la chair.

C’est cet être nouveau, libéré de tous ses conditionnements, qui est vraiment libre, qui est lui-même en vérité. C’est vers cet être que le chrétien doit tendre dès ici-bas en commençant par être libre vis-à-vis de tous les conditionnements qui l’entourent : ceux de son éducation, de sa famille, de sa culture, du regard des autres – y compris de celui de son conjoint et de ses enfants –, du poids des habitudes sociales, ecclésiales, etc.

Ce manque de liberté tirerait ses racines d’une préférence pour la croix au détriment de la résurrection ?

Tant que l’Eglise catholique de France se contentera de prêcher un Dieu ressuscité sans vivre au contact de ce Dieu ressuscité et libérateur elle continuera à être cloisonnée dans des chapelles exclusives les unes des autres (charismatiques, communautés nouvelles, traditionalistes) et recroquevillées sur leurs sensibilités particulières. Mais il y a aussi un vice intellectuel qui est très français.

C’est-à-dire ?

Les Français en général et donc les catholiques français ont tendance à raisonner de manière exclusive : « C’est fromage ou dessert ». Ce n’est jamais « fromage et dessert ». On est très attaché à la liturgie d’avant Vatican II ou au contraire très attaché à celle d’après Vatican II et on se regroupe en fonction de ces affinités. On n’envisage pas de s’attacher aux deux liturgies et de les apprécier toutes les deux à leur juste valeur.

De manière plus générale cette manière de raisonner a pour conséquence de mutiler la réalité en la découpant en morceaux et à dresser des barrières infranchissables que l’on justifie après coup par des raisonnements faits sur mesure.

Ce faisant on substitue à la réalité des systèmes intellectuels échafaudés par nos soins et pour nos besoins. On se forge une pensée dont la cohérence intérieure nous suffit et qui nous permet de nous désintéresser de la réalité. Pour le dire autrement la réalité n’est plus qu’une variable d’ajustement comme une autre.

Or, ni l’homme, ni l’existence, ni l’Eglise, ni la Bible, ni Dieu ne se comprennent si on prétend les emprisonner dans des systèmes. Dieu est à la fois transcendant et immanent, mystérieux et accessible à la raison, unique et trinitaire.

Cette mentalité du ou imbibe très profondément notre manière de penser et de nous comporter. C’est ce qu’on appelle l’esprit de système. C’est le refus d’accueillir la réalité dans toute sa richesse et sa complexité. C’est le refus d’accueillir la réalité telle qu’elle est.

Je comprends mais en quoi est-ce lié à un déficit de liberté ?

En fait c’est ce parti pris implicite qui engendre ce déficit de liberté. Tout aspect de la réalité qui ne fait pas déjà parti du système intellectuel échafaudé est perçu comme une menace puisque c’est une remise en cause potentielle.

Dès lors on ne cherche pas tant à comprendre sincèrement et avec désintéressement les objections des non-croyants et encore moins les démentis que nous inflige la réalité.

Forcément puisque dans la logique du ou c’est soit l’un soit l’autre qui a tort.  Comme dans les westerns : « L’un de nous deux est de trop dans cette ville, cow-boy ! ». Deux points de vue différents son réputés exclusifs, jamais complémentaires. Les attitudes qui en découlent s’en ressentent forcément…

Au fond c’est la vieille fascination française pour les idées et les systèmes abstraits qui l’emporte sur le goût et la recherche de la vérité ?

Oui et nombre de personnes dans l’Eglise de France ne sont pas épargnées.  Nombre de personnes L’Eglise de France aussi a une mentalité schizophrène qui pourrait expliquer sa faible audience actuelle. On prêche un Christ ressuscité mais on se comporte concrètement sans en tenir compte. Regardez les préparations au mariage.

On y trouve beaucoup de bons conseils, qui relèvement de la psychologie et de la communication conjugale : le devoir de s’asseoir, de se parler régulièrement, de faire preuve de patience, de se pardonner régulièrement et de se demander pardon, de faire au moins un voyage de noces par an, de prendre des vacances sans les enfants pour se retrouver à deux, etc. Tout cela est très vrai mais laissez-moi poser une question : est-ce que tout cela ne vaut pas aussi pour un couple athée, musulman ou juif ? Si bien sûr !

Mais alors où est la spécificité chrétienne de cette préparation ? Quelle est la spécificité du mariage chrétien ? Oui nous croyons que le Christ est ressuscité mais concrètement qu’est-ce que ça change à notre manière d’envisager le mariage ?

Qui tient compte concrètement du fait que sa nature toujours plus divinisée a été divinisée par le Christ ? Qui tient compte du fait qu’en nous cohabitent le vieil homme et l’homme nouveau ?

Qui tient compte de ces paroles sublimes du pape Benoît XVI « L’homme trouve une place en Dieu ; à travers le Christ l’être humain a été conduit jusqu’à l’intérieur de la vie même de Dieu » ? Et être conduit dans cette vie là c’est être libre !

Qui parle du rôle de l’Esprit Saint dans notre vie au quotidien de baptisés et de baptisés mariés ? Et pas seulement dans des moments de réunion charismatique.

A l’inverse nos frères orthodoxes insistent beaucoup plus sur la divinisation de l’homme par la grâce de Dieu ou sur l’inspiration de l’Esprit saint.

De ce point de vue le rapprochement avec nos frères orthodoxes constitue une chance extraordinaire pour nous les catholiques. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Pas sur le plan dogmatique puisque nous avons presque la même théologie mais du point de vue de la vie spirituelle.

C’est une occasion en or pour gagner en authenticité et en liberté, pour s’ouvrir davantage à l’Esprit Saint, comme la Vierge Marie, pour être moins crispé sur des a priori, pour se libérer d’une attitude infantile vis-à-vis du clergé. Cette attitude infantile peut prendre la forme d’une attitude de soumission systématique ou au contraire de rébellion systématique mais cela revient au même.

Il faut chercher à acquérir véritablement cette fameuse « liberté des enfants de Dieu » si souvent évoquée et si rarement vécue.

L’œcuménisme n’est pas une concession ou une simple réconciliation c’est une nécessité pour les catholiques eux-mêmes.

Bien sûr c’est également une nécessité pour les orthodoxes et les protestants qui ont, eux, d’autres sujets de conversion. Mais pour nous catholiques français c’est une occasion inespérée de purifier notre vie de foi et notre vie tout court de cet esprit de système qui nous rend aveugle et sourd à l’inspiration de l’Esprit saint.

C’est pour nous l’occasion de renoncer à ce qui est peut-être notre idole favorite. Pour être libres vis-à-vis de Dieu et des autres il faut d’abord recevoir et exercer l’intelligence de la foi c’est-à-dire l’intelligence que confère la foi.

C’est le premier don qu’a fait Jésus aux pèlerins d’Emmaüs. Il n’a pas augmenté leur foi ni leur charité : il leur a donné le don de l’intelligence des Ecritures et des signes prophétiques.

C’est paradoxal : le goût immodéré pour les idées et les systèmes aboutit à obscurcir l’intelligence…

Oui. La quête de la vérité a pour corollaire nécessaire la liberté comme l’avait expliqué Benoît XVI en 2008 dans le discours qu’il avait fait au collège des Bernardins. Mais cela suppose de demander le don de l’intelligence.

Le don de l’intelligence, le don de science, c’est le don du discernement, la vertu cardinale de prudence. Ce n’est pas une affaire de QI. On peut très bien disposer d’un QI très élevé et être guidé par ses propres passions ou ses propres turpitudes.

Mais, sans ce don, sans cette intelligence on est soi-même prisonnier de ses passions ou bien infantilisé de l’extérieur. Dans le premier cas on n’est pas libre, dans le second on n’est pas soi-même.

A quoi imputez-vous cette attitude infantile répandue chez encore beaucoup (trop) de catholiques ? 

A tous les siècles de cléricalisme qui n’ont, officiellement, pris fin qu’avec Vatican II.

Avant Vatican II la notion de peuple de Dieu était absente. L’Eglise c’était le clergé. Les simples croyants n’avaient pas leur mot à dire, ils n’avaient que des comptes à rendre. Ça ne favorise pas la maturité spirituelle.

Même l’accès aux textes était verrouillé. Pendant longtemps la théologie, l’étude des Ecritures, l’histoire de l’Eglise n’étaient connus que de ceux qui étaient passés par le séminaire. Songez que même au séminaire la lecture directe de la Bible était prohibée.

L’attitude de l’Eglise vis-à-vis de la lecture de la Bible était alors la même que celle qui sera plus tard celle de l’Union soviétique et celle qui est aujourd’hui encore celle de l’Arabie saoudite : c’était prohibé parce que considéré comme subversif.

Pas étonnant que les catholiques ne se soient pas nourris de la parole de Dieu pendant des siècles. Pas étonnant donc que la parole de Dieu n’ait pas pu les nourrir et les faire grandir en discernement et en intelligence de la foi.

Aujourd’hui les choses commencent à changer mais on en paie encore le prix. Rappelez-vous la phrase terrible de Charles Péguy : « Le juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Ferry. »

Pas étonnant que dans un tel contexte des personnes adultes et douées de discernement dans les choses profanes en soient restées au stade de l’enfance dans le domaine spirituel. Pas étonnant mais dramatique et lourd de conséquences !

Sans liberté on ne peut gagner en maturité et sans maturité pas de discernement et sans discernement… pas de liberté. On crie « à bas la République » sur ordre puis soudain on se rallie à la république, sur ordre là aussi.

Comment conciliez-vous la liberté et la fidélité à l’enseignement de l’Eglise ?

La liberté ne consiste pas à se faire prescripteur du bien et du mal. C’est précisément la faute commise par Adam et Ève et c’est cette faute qui a provoqué la chute de l’humanité. La liberté vient avant tout de Dieu car seul Dieu est réellement libre. Dieu dira dans les Evangiles : « Ma vie nul ne la prend mais c’est moi qui la donne » (Jean 10, 18).

Elle est donc une grâce divine, une grâce qui nous est donnée et qui provient de Dieu. Elle peut se déployer dans le domaine prudentiel c’est-à-dire quand il s’agit de répondre à la question « est-ce bien ou est-ce mal ? » le bien étant ici ma nouvelle nature d’enfant de Dieu, le nouvel homme, et le mal le vieil homme.

Mais évidemment la question n’est pas « en ai-je envie ? ». La liberté peut se déployer dans le domaine prudentiel, celui de la libre appréciation des circonstances et des initiatives à prendre. La liberté peut se déployer dans le domaine prudentiel pas dans celui de la morale ou des vérités éternelles.

La liberté peut se déployer dans ma relation spontanée, filiale a Dieu. La liberté suppose de discerner soi-même – mais avec l’aide de la grâce de Dieu – et d’un directeur spirituel ou d’un accompagnateur spirituel, le bien et le mal dans les circonstances dans lesquelles on se trouve plongées et en fonction d’une échelle du bien et du mal qu’on a reçue de la parole de Dieu, de l’Eglise et non pas qu’on a inventée au gré de ses désirs.

Croire que la liberté des clercs est moins sujette à l’erreur et au péché que celle des « simples » laïcs c’est au mieux une naïveté coupable et infantile et au pire un mensonge pernicieux.

Qu’est-ce qui au cours de l’histoire de l’Eglise a le plus menacé le dépôt de la Foi ? Les hérésies. Et par qui ont-elles été inventées ? Par certains membres du clergé : évêques, prêtres, religieux. Le calvinisme mis à part, aucune grande hérésie n’a été inventée par un laïc. Luther lui-même était moine.

Ce n’est pas la liberté qui est à l’origine des grandes catastrophes mais l’orgueil des hommes. Quand on substitue ses propres idées à la volonté de Dieu.

Oui, nous pouvons être libres, être enfants de Dieu et obéir d’une obéissance filiale à notre mère l’Eglise. Saint Augustin résume bien la liberté en une phrase : «  Aime et fait ce que tu veux. » Car l’amour divin en mon humanité me rend réellement et concrètement libre. Et donc je peux faire ce que je veux car l’amour me transforme en celui que j’aime tout en étant moi-même. Et l’amour me fait prendre conscience de l’autre et de la nécessité de ne pas le blesser.

Existe-t-il d’autres préjugés parmi les catholiques de France ?

Oui. Le manque de liberté est aussi lié à la suspicion qui entoure « la réussite terrestre » et notamment le fait de gagner de l’argent à cause, à mon humble avis, d’une conception faussée de la pauvreté évangélique.

La pauvreté évangélique c’est une attitude de liberté vis-à-vis de l’argent. J’en gagne ? Merci Seigneur je vais pouvoir aider mes frères. Je n’en gagne pas ? Merci Seigneur je sais que tu pourvoiras à mes besoins.

La pauvreté évangélique c’est une disposition intérieure. Dieu n’a pas créé un monde pauvre. On peut très bien être pauvre matériellement et ne pas posséder cette pauvreté évangélique : il suffit de brûler d’envie et de jalousie au spectacle des richesses qu’on convoite. A l’inverse on peut être riche matériellement et vivre soi-même dans une profonde sobriété tout en se faisant le bon gérant de ce qu’on a gagné.

La méfiance vis-à-vis de l’argent et de la réussite rabougrit les âmes et atrophie le courage, la volonté et l’ambition. C’est même un alibi commode pour justifier les renoncements, pour justifier de ne pas se donner les moyens de réussir ce qu’on entreprend et finalement pour justifier de ne plus rien entreprendre.

Ce parti pris rejaillit sur les comportements. C’est pour cela qu’on n’ose plus dire que la vie humaine est un combat spirituel, un champ de bataille sur lequel s’affrontent les puissances du Bien et du Mal.

Il en résulte souvent une fadeur, un manque de vitalité, un manque de virilité, un manque de vie tout simplement, qui détournent de l’Eglise les âmes sincères et qui découragent les meilleures volontés.

Et après on fait les étonnés quand on constate que de nombreux catholiques passent avec armes et bagages du côté des Eglises évangélistes qui, elles, ont ce tonus et cette absence de neurasthénie !

Raison suffisante et suffisance de l’homme

La conscience de l’homme a été enténébrée par le péché originel : sa volonté en est restée blessée.

Certes il est encore capable de vouloir le Bien mais sa volonté est désormais défaillante. Il peut encore entrevoir la lumière mais dérive inexorablement vers les ténèbres. Telle est la condition de l’homme déchu.

Certes la raison technicienne est extrêmement puissante et inventive mais elle est déconnectée de la sagesse, de la saveur du vrai et de la joie du bien.

Elle n’est qu’un outil mais pas une lumière susceptible de nous guider dans l’existence, de discerner le sens de ce que nous vivons ou d’identifier le Bien et le Mal.

Dans ces conditions ériger la raison en mesure de toute chose comme ont prétendu le faire les Lumières ce n’est rien d’autre que signer un chèque en blanc à une somme d’intelligences humaines.

Des intelligences humaines limitées et sujettes à l’erreur. Des intelligences humaines donc mues par des passions humaines plus ou moins conscientes, souvent inavouables et toujours inavouées. Comme l’écrivait Blaise Pascal : « tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment ».

La raison qui prétend ignorer ses limites c’est la raison suffisante par excellence. C’est la raison de l’homme qui, par suffisance, décrète arbitrairement que sa capacité de compréhension doit être érigée en mesure de toute chose.

C’est le refus d’admettre que, pour reprendre Pascal, « notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature ».

Mais ce n’est pas à la raison qu’il faut imputer cette prétention délirante !

En effet l’intelligence et la liberté sont les moyens que Dieu donne à l’homme pour pouvoir Le reconnaitre et c’est d’ailleurs au nom de la foi que le chrétien affirme le pouvoir de la raison humaine.

Cette prétention délirante n’a pas pour origine une faute de raisonnement. Elle n’est pas née d’un défaut de la raison : elle n’est pas imputable à la raison de l’homme mais à son orgueil !

C’est cet orgueil chimiquement pur qui a engendré cette pétition de principe à la fois absurde du point de vue logique et monstrueuse du point de vue déontologique selon laquelle son intelligence est la mesrue de toute chose.

Cette prétention délirante, semblable à ce que les psychologues appellent une bouffée délirante, est du point de vue spirituel un pur blasphème.

Un blasphème consistant à vouloir se faire prescripteur du Bien et du Mal à la place de Dieu et dont la première apparition dans l’histoire de l’humanité est restée dans la mémoire collective sous l’appellation de péché originel.

C’est pourquoi la Vérité de Dieu n’est accessible que dans la mesure où l’homme est lui-même délivré de son péché et de son aveuglement.

Pour accéder à cette vérité il ne suffit pas de mobiliser son intelligence, ses connaissances ou de faire des recherches : il faut d’abord se mettre à prier pour purifier son cœur de la haine et de l’orgueil et laisser la lumière de Dieu éclairer son regard.

C’est un processus de transformation intérieure permanent que l’on appelle la conversion du cœur.

Si l’on veut permettre à la raison de se déployer, il faut commencer par purifier son âme de l’orgueil.

Eloge du carburateur

Eloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail  est un récit qui se situe à mi-chemin entre conversion et reconversion.

Après avoir décroché un doctorat en philosophie politique à l’université de Chicago, Matthew B Crawford se fait recruter à Washington comme directeur d’un think tank financé par l’industrie pétrolière afin de populariser l’idée que le réchauffement climatique n’était pas dû à l’activité humaine. Etant en service commandé sa liberté intellectuelle est donc fortement encadrée.

Constatant que la fonction qu’il exerce ne lui procure pas la satisfaction intellectuelle réputée inhérente aux métiers de  « cols blancs » il finit par renoncer à son (généreux) salaire et par  démissionner. Il ouvre alors un atelier de réparation de motos où il (re)trouve un sentiment de créativité et de compétence plus intense.

Paradoxe : il constate que l’exercice d’une activité manuelle lui procure une satisfaction beaucoup plus grande que dans bien des emplois officiellement définis comme « travail intellectuel » et ce, y compris, d’un simple point de vue intellectuel.

Son expérience et la réflexion qu’il en tire remettent en cause un certain nombre d’idées reçues : non le travail intellectuel n’est pas un gage d’émancipation individuelle, non il ne donne pas plus de chance de décrocher un travail qualifié intéressant et non il n’est plus vecteur d’ascension sociale.

Au fur et à mesure qu’elle se déploie sa réflexion acquiert les dimensions d’une véritable révolution copernicienne et invite à une véritable conversion de nos représentations («qu’est-ce qu’une vie bonne ? ») et de nos objectifs (« Quels choix de vie voulons-nous poser ? »). Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

1/ Emplois de « cols bleus contre emplois de « cols blancs » : une distinction infondée

Contrairement à ce qu’avaient annoncé les prophètes de l’économie post-industrielle, la délocalisation des activités de production n’entraîne pas le développement du travail de conception dans les pays déjà industrialisés.

S’il est vrai que de nombreux emplois industriels ont migré sous d’autres cieux, les métiers manuels de type artisanal sont toujours là. Pour quiconque a besoin de se faire construire une terrasse ou de faire réparer son véhicule, les Chinois ne seront pas d’une grande utilité.  Forcément puisqu’ils habitent en Chine !

A l’inverse on constate désormais dans nos sociétés une pénurie de main d’œuvre tant dans le secteur de la construction que dans celui de la mécanique automobile. Seul le préjugé des intellectuels vis-à-vis de toute forme de travail concret explique qu’il ait été possible de mettre dans le même sac les métiers non qualifiés – donc potentiellement délocalisables – et les métiers manuels de l’artisanat. Qualifiés uniformément de boulots de « cols bleus » ils ont tous et indistinctement été assimilés à une espèce en voie de disparition.  A tort.

A l’inverse les métiers de « cols blancs » ont été assimilés à des métiers de conception. A tort là aussi. Combien de diplômés ayant accumulé des années d’études dans l’espoir d’exercer des responsabilités de concepteurs, de dirigeants, de décideurs, d’experts ou de stratèges et dans l’espoir d’être payés en conséquence sont désormais cantonnés dans des tâches routinières et risquent d’être licenciés à quarante ans parce qu’ils seront réputés coûter trop cher par rapport à leur plus-value ?

Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau : déjà en 1942 Joseph Schumpeter écrivait que l’expansion de l’éducation supérieure au-delà des capacités d’absorption du marché du travail réduisait souvent les cols blancs à accepter des salaires moins élevés que ceux des ouvriers les mieux rémunérés. Il ajoutait également que cette dérive aboutissait à créer des diplômés qui étaient à la fois inemployables dans des occupations manuelles et dans les professions libérales .

Mais ce n’est qu’aujourd’hui que les baby-boomers et surtout la génération de leurs enfants comprennent et admettent que les métiers de « cols blancs » n’échappent pas plus à la logique de taylorisation du travail que les métiers de « cols bleus », que l’informatisation et la standardisation des procédures ne ménagent pas plus de liberté de manœuvre aux premiers qu’aux seconds.

2/ L’artisanat réintroduit l’union de la pensée en action….

Notre système de formation repose sur le présupposé que le type de savoir qu’il faut acquérir en priorité – voire exclusivement – c’est un « savoir que » plutôt qu’un « savoir comment ». En d’autres termes le savoir universel et à ce titre transposable par opposition au savoir issu de l’expérience individuelle.

Le savoir universel est censé pouvoir être transposé dans n’importe quel contexte, par oral ou par écrit, sans aucune déperdition. En d’autres termes c’est un savoir délocalisable et les métiers qui lui correspondent sont les métiers actuellement délocalisés. Qu’ils soient non-qualifiés (travail à la chaîne en Chine) ou hautement qualifiés (programmation informatique en Inde) ne change rien.

A l’inverse le savoir-faire pratique est un savoir acquis de manière empirique par un individu particulier : à ce titre le savoir est indissociable de celui qui le possède et n’est pas transmissible sans déperdition. Ces emplois là sont beaucoup moins menacés de délocalisation. Et quand ils correspondent à des besoins essentiels (métiers de bouche, plomberie, bâtiment, électricité, mécanique etc.) ils le sont encore moins.

Il s’agit d’une forme d’intelligence qui repose sur des savoir-faire qu’il faut maîtriser concrètement, que nourrit l’expérience et qu’il ne suffit pas de restituer verbalement. Reposant davantage sur ce que Pascal appelait l’esprit de finesse (l’intuition) que sur l’esprit de géométrie (l’intelligence conceptuelle), elle prédispose à exercer des métiers dans lesquels la pensée est intimement unie à l’action.

A ce titre elle est structurellement rétive à toute forme d’organisation qui fragmente le travail en divisant les tâches dans le but d’améliorer la productivité. Les métiers manuels artisanaux sont donc incompatibles par nature avec la taylorisation du travail et donc avec la logique capitaliste

3/…. et oppose un contre-modèle à la division du travail, socle du système capitaliste

La réconciliation de la pensée et de l’action est une remise en cause radicale du capitalisme. Une remise en cause radicale du capitalisme, pas de l’économie libérale. L’auteur affirme sans ambiguïté que la recherche du profit n’est pas en elle-même un problème.

Le problème apparaît quand la recherche du profit subordonne le bien intrinsèque d’une activité – la qualité du produit, les conditions dans lesquelles il est produit, les méthodes et le temps qu’il faut pour le produire – aux exigences extrinsèques du profit.

Il s’agit donc d’une critique radicale du capitalisme au sens littéral du terme puisqu’elle s’attaque à la racine (radix) même du capitalisme : la dissociation de la réflexion et de l’action qui lui est consubstantielle et dont la taylorisation n’est que la systématisation tardive.

La digression historique qu’il fait sur les débuts du capitalisme est, de ce point de vue, éclairante. Il rappelle qu’au XVIIIème siècle, à l’aube du capitalisme, de nombreux travailleurs travaillaient à la pièce et à domicile, cherchant prioritairement à assurer leur subsistance en satisfaisant des besoins limités et en exerçant le travail le moins désagréable possible. Fort logiquement l’augmentation de leur rémunération ne les incitait pas à travailler plus pour gagner plus mais au contraire à travailler moins pour satisfaire les mêmes besoins à moindre coût de pénibilité.

Seul le rapport de forces entre demandeurs d’emplois et employeurs permit tout au long du XIXème siècle d’imposer aux travailleurs une augmentation de la production et une dégradation de leurs conditions de vie qu’ils n’avaient jamais acceptée tant qu’ils avaient le choix. Car contrairement à la fameuse rationalité économique de l’individu qu’invoquent souvent les apôtres du capitalisme, l’aspiration spontanée de l’être humain n’est pas de gagner plus pour consommer plus.

Ce n’est qu’avec le développement et les découvertes de la psychologie expérimentale et l’avènement du marketing dans la seconde moitié du XXème siècle que la contrainte économique a cédé le pas à la manipulation : en stimulant de nouveaux besoins et de nouveaux désirs chez le consommateur qui est aussi un travailleur on peut convaincre le travailleur de travailler plus pour gagner plus. Certes ce passage de la société industrielle à la société de consommation n’aurait pas été possible sans le développement du crédit à la consommation qui, lui aussi, repose sur une révolution copernicienne des mentalités en renversant la signification morale de l’endettement.

Désormais la dépense et la multiplication de besoins artificiels ne sont plus des symptômes de corruption et d’intempérance mais au contraire un élément de progrès et de civilisation. S’endetter cessa d’être honteux et devint au contraire le signe que l’on était responsable et respectable puisque l’on bénéficiait de la confiance de son banquier.

Conséquence concrète : une régression de la liberté individuelle inversement proportionnelle au processus de domestication de travailleurs désormais disciplinés puisque captifs d’un système routinier et standardisé dont ils ne peuvent plus se passer. A l’usine comme au bureau.

4/ L’artisanat permet de cultiver les vertus humaines

L’auteur passe ensuite en revue les bénéfices personnels que l’on peut retirer de métiers manuels artisanaux.

Ces bénéfices sont tout d’abord d’ordre psychique. Le travail manuel valorise le travailleur à ses propres yeux et aux yeux du monde extérieur. C’est une source de satisfaction perpétuelle qui ne dépend pas de la bienveillance d’autrui ou des circonstances extérieures.

Il procure une estime de soi profonde et une valorisation sociale non aléatoire. A ce titre le travail artisanal est facteur de tranquillité et de sérénité. Mais ces bénéfices sont surtout d’ordre moral : les métiers artisanaux nous aident à devenir humainement meilleurs !

Ils constituent d’abord un antidote contre la vantardise qui est le propre de l’adolescent incapable d’imprimer sa marque au monde. A l’inverse l’artisan est libéré de la nécessité de fournir une série de gloses bavardes sur sa propre identité pour affirmer sa valeur.

Il lui suffit en effet de montrer la réalité du doigt : le bâtiment tient debout, le moteur fonctionne, l’ampoule illumine la pièce. Par conséquent ils favorisent l’honnêteté intellectuelle. L’homme de métier est soumis au jugement infaillible de la réalité et ne peut pas noyer ses échecs ou ses lacunes sous un flot d’interprétations.

C’est particulièrement vrai dans les arts comme la médecine et la mécanique qui consistent à réparer ce que nous n’avons pas fabriqué nous-mêmes. Cette attitude prend le contrepied du fantasme de maîtrise qui imprègne la culture moderne et qui est complaisamment encouragé par la société de consommation. Elle incite à l’honnêteté et à l’humilité.

Ensuite ils renforcent le discernement et l’autonomie du jugement. L’artisan ne voue pas un culte à la nouveauté, il respecte les critères objectifs de son art qui repose sur la connaissance intime de la réalité et sur le sens de l’observation.

Cela le libère, au mois partiellement, des manipulations du marketing qui cherche à détourner notre attention de la réalité des choses en déployant un récit qui repose sur des associations imaginaires dont le seul but est d’exagérer des différences tout à fait mineures entre les marques.

Il restaure les vertus de patience et de persévérance : le savoir-faire artisanal suppose de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but d’obtenir un résultat satisfaisant.

C’est aux antipodes du management contemporain qui, lui, préfère de loin l’exemple du consultant en gestion qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique.

Le savoir-faire artisanal prémunit contre l’esprit de système : en valorisant l’observation patiente des faits et du fonctionnement de phénomènes qui existent indépendamment de notre volonté il écarte les raisonnements de type idéologique ou les théories du complot.

Celles-ci séduisent en effet ceux chez qui l’engouement pour les discussions abstraites l’emporte sur l’observation correcte des faits et qui, pour cette raison, sont enclins à dogmatiser sur la base d’une poignée d’observations. A ce titre il prédispose à une mentalité libérale.

Enfin il développe le sens de la gratuité : on dit parfois que le savoir-faire artisanal repose sur le sens du travail bien fait, sans aucune considération annexe.

Il s’agit d’un cas devenu très rare dans la vie contemporaine d’une idée du bien qui est désintéressée et qui est encore susceptible d’être défendue publiquement.

5/ Le choix de l’artisanat est un choix profondément subversif

C’est non seulement notre système économique qui est acquis à la dissociation de la pensée et de l’action mais également notre système scolaire, qui malgré les déclarations incantatoires multiculturalisme qui exaltent la diversité, fonctionne sur une conception très restrictive des qualités humaines.

Car, à y regarder de près, il y a assez peu d’individus naturellement enclins à rester sagement assis en classe pendant seize ans de scolarité avant de passer éventuellement plusieurs décennies sagement assis dans un bureau. C’est pourtant la norme dans notre système scolaire alors même que nous nous gargarisons du terme « diversité ».

Les profils qui sont valorisés sont ceux qui se prêtent le plus facilement à des tests et qui rentrent le plus facilement dans un formulaire bureaucratique. Tel qu’il est conçu, notre système de formation prédispose les étudiants aux emplois de l’économie de l’information parce que la routine universitaire habitue les jeunes gens à accepter comme un état de fait normal le décalage entre la forme et le contenu, les représentations officielles et la réalité. Il sert à inculquer un état d’esprit qui, comme jadis en Union soviétique, est indispensable à la survie dans un environnement démocratique.

Ce type de simplification sert plusieurs objectifs institutionnels. En nous pliant à ces objectifs nous finissons par ne plus considérer notre propre personnalité qu’à travers des critères d’évaluation élaborés par d’autres et par oublier que les objectifs poursuivis par les institutions ne sont pas nécessairement les nôtres.

S’orienter vers l’artisanat c’est faire un choix de vie en se donnant les moyens de trouver un métier profondément gratifiant mais c’est également un choix qui exige suffisamment de liberté intérieure et de persévérance pour ramer à contre-courant d’une société globalement acquise à la dissociation de la pensée et de l’action et à un entourage qui ne comprendra peut-être pas que vous refusiez la voie d’un avenir professionnel tout tracé qu’il considère tout à la fois comme inévitable, obligatoire et hautement souhaitable.

6/ Conseils aux jeunes qui veulent s’orienter

L’auteur commence par rappeler une vérité fondamentale : travailler est pénible et sert nécessairement les intérêts de quelqu’un d’autre. C’est même pour ça qu’on nous paie. C’est même la seule raison. Cette dure réalité étant rappelée la question du choix du travail à exercer peut désormais être posée.

Matthew Crawford fait ensuite un constat : il y a davantage d’étudiants dans des filières généralistes de l’enseignement supérieur que de besoins en cadres supérieurs sur le marché du travail. Il en conclut donc qu’il ne faut pas se fourvoyer dans une voie qui, pour la majorité de ceux qui s’y engagent, débouchera sur une voie de garage.

Quoi de pire que d’être structurellement sous-employé dans des tâches ancillaires qui ne correspondent ni à ses compétences ni à ses aspirations fondamentales ?

Le choix qu’il propose de faire est le suivant: un choix qui, dans la mesure du possible, mobilise la plénitude des capacités humaines, un choix qui corresponde vraiment à ses aspirations profondes, à ses capacités, à son tempérament et, bien évidemment, aux besoins du marché de l’emploi.

L’idéal est, d’après lui, un métier où le face-à-face est la norme, où l’individu est responsable de son propre travail et où la solidarité du travail collectif repose sur des critères dépourvus d’ambiguïté plutôt que sur des rapports sociaux de manipulation.

Et l’auteur de conclure que, si vous ne ressentez aucune inclination pour la recherche universitaire, rien ne vous oblige à simuler le moindre intérêt pour la vie d’étudiant dans l’espoir de gagner décemment votre vie à la sortie.

En apprenant un métier puis en exerçant une carrière d’artisan indépendant vous aurez davantage de chances de vous sentir mieux dans votre peau et d’être mieux payé qu’en restant enfermé dans un bureau ou parqué dans un open space à manipuler des fragments d’information.