Un constat : la France compte 58 réacteurs nucléaires qui fournissent près de 75% de sa production électrique. Pas étonnant que le nucléaire fasse l’objet d’un large consensus au sein de la classe politique, à droite comme à gauche.
En 2011, lors de la crise de Fukushima, par le porte-parole du gouvernement de Nicolas Sarkozy, François Baroin s’était contenté de balayer d’une phrase lapidaire la question d’un journaliste qui lui demandait s’il ne fallait pas organiser un référendum sur le choix nucléaire :
« Soyons sérieux. Le choix nucléaire est partagé par tous les gouvernements depuis quarante ans ».
Pour méprisante qu’elle soit, cette réponse n’en est pas moins très révélatrice : le choix nucléaire est non négociable.
Il n’a donc pas à être soumis à l’approbation du peuple et ne fait pas partie des questions pouvant faire l’objet d’un débat démocratique.
On invoque le fait accompli, les précédents, la « tradition » pour esquiver la question qui fâche : est-il juste de léguer en héritage à nos enfants des déchets radioactifs dont les quantités se multiplient sans fin et dont la toxicité durera sur plusieurs générations dans le meilleur des cas ?
Les spécialistes, qui se veulent rassurants, affirment que pour les déchets à faible et moyenne activité et à vie courte ont une radio toxicité de « seulement » 300 ans. Comme ils le disent élégamment ces déchets étant « à vie courte », la radioprotection qu’ils nécessitent ne dépasse pas 300 ans, et peut être gérée à « échelle historique ».
C’est déjà suffisamment inquiétant de savoir qu’on enterre pour une durée de 300 ans des déchets toxiques : qui est en mesure de garantir que ça n’entraînera aucune conséquence dangereuse sur les nappes phréatiques, les terres et les cultures ? Personne, bien sûr.
Mais ce qui est inquiétant n’est pas ce que disent ces spécialistes mais ce qu’ils ne disent pas : quelle est la durée de nuisance des déchets radioactifs « à vie longue » ? Quel est leur degré de nuisance ? Pendant combien de temps survie de l’humanité es-elle compatible avec la production de tels déchets ?
Or c’est là une caractéristique française que de considérer l’option nucléaire comme un dogme qui, à ce titre, doit être exonéré de tout questionnement sur sa conformité au bien commun.
Le dogme nucléaire est une des manifestations de l’idéologie du Progrès qui, depuis la fin du XVIIIème siècle, postule que tout progrès technique est par nature un progrès de civilisation.
A la différence des dogmes des religions dites révélées, le dogme nucléaire n’invoque aucune origine divine pour fonder sa légitimité.
C’est un dogme humain parce que sorti de cerveaux humains, les cerveaux d’êtres humains réputés plus sages parce que plus intelligents et plus éclairés que la moyenne de l’humanité.
En d’autres termes les hommes des Lumières se sont unilatéralement proclamés hommes de lumière.
Ils se sont attribués la mission d’éclairer l’humanité, d’en être à la fois la conscience et le tuteur, et surtout de faire son bonheur, qu’elle le veuille ou pas.
La volonté des « hommes de lumière » est inaltérable : coûte que coûte, ils imposeront au peuple ce qu’ils jugent être bon pour lui.
C’est ce qui explique que Voltaire ait accepté d’être le conseiller de Frédéric II de Prusse, le despote éclairé.
C’est ce qui explique l’idéologie colonialiste justifiée « le fardeau de l’homme blanc ».
C’est ce qui explique la révolution bolchévique et la dictature du prolétariat.
C’est ce qui explique qu’on refuse d’organiser des référendums au motif d’éviter une dérive « bonapartiste » qui tournerait au plébiscite.
C’est ce qui explique que les résultats des référendums européens soient systématiquement tenus pour nuls et non avenus quand ils ne correspondent pas aux vues des élites qui se considèrent comme éclairées.
En matière nucléaire on retrouve exactement les mêmes ingrédients : un dogme décrété intouchable par un clergé séculier dont les intérêts catégoriels sont intimement liés à l’intégrité du dogme et qui s’en fait tout naturellement le gardien sourcilleux et intraitable.
Historiquement le grand prêtre et le premier gardien du dogme nucléaire en France s’appelle Charles De Gaulle. Héritier inconscient mais objectif du scientisme du XIXème siècle, il balaya d’un revers de la main toute objection au développement du nucléaire.
Contrairement à Georges Bernanos qui, lui, ne peut pas être accusé de fascination pour l’idéologie du progrès, et de la technique :
« Oui, j’espère de toutes mes forces que le monde moderne n’aura pas raison de l’homme. Le Monde moderne, c’est à dire l’État moderne, le Robot géant, planétaire auquel la science offre chaque jour des armes à sa taille. Il est clair qu’en face de cette Providence mécanique dont vous attendez la justice – pourquoi pas l’amour aussi, imbéciles ! – le Divin Mendiant pendu à ses clous fait piètre figure… »[1]
Le clergé nucléaire dont De Gaulle fut le grand prêtre repose sur une sorte d’épiscopat scientifico-administratif recruté dans les puissants corps des Polytechniciens et des ingénieurs des Mines. En guise de conférence nationale, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) créé en 1945 et pour doctrine pastorale programme nucléaire civil lancé en 1974. Le développement des infrastructures s’est fait sur la base de fonds publics (emprunts EDF souscrits par les Français).
Qui peut croire sérieusement que face à une telle somme d’investissements la question de ce qui est vrai, bon et juste puisse peser dans la balance ?
La question de la vérité et donc du bien commun sont les premières qui sont escamotées par la caste qui détient le pouvoir et qui s’arroge le monopole de la lucidité.
C’était vrai avant-hier pour les intellectuels de Lumières qui conseillaient les despotes. C’était vrai hier pour les bolchéviques qui se pensaient comme l’avant-garde du prolétariat. C’est vrai aujourd’hui pour le clergé du nucléaire.
[1] La France contre les robots (1946)