Quand tout va de mal en pis et que la probabilité de pouvoir remporter la victoire diminue continuellement faut-il déserter le champ de bataille pour sauver ce qui peut l’être encore ou au contraire rester à son poste parce que notre présence y est d’autant plus nécessaire ?
La décision de rester ou de s’en aller ne doit pas d’abord être prise en fonction de critères moraux mais en fonction d’une analyse précise de la situation, des tendances et des forces en présence.
Car c’est dans les replis de la réalité et dans la prise en compte de sa complexité que l’on peut trouver des raisons d’espérer et ce sont elles qui pourront donner des perspectives d’avenir et inspirer des stratégies. Ce sont elles qui justifieront de ne pas perdre espoir et de tenter quelque chose. C’est alors qu’il faudra trouver la force morale de rester et d’agir.
Pas avant.
Mais surtout ce sont elles qui donneront matière à espérer et éviteront de verser dans l’autosuggestion. En effet le baroud d’honneur ou la fidélité suicidaire à des principes abstraits sont respectivement le pavillon de complaisance du désespoir et du déni de réalité, deux attitudes également immorales.
Et si, au terme d’une analyse sans complaisance de la situation et de son évolution prévisible, rien ne nous permet d’espérer que l’on peut s’en tirer alors le repli stratégique est la seule solution éthique.
Si le général De Gaulle a acquis la conviction en 1940 qu’il fallait continuer la lutte contre l’Allemagne ce n’est qu’au terme d’une réflexion stratégique sur les rapports de forces en présence et les ressources nationales encore disponibles pour pouvoir poursuivre l’effort de guerre.
Les rapports de forces en présence ? Les Etats-Unis et l’URSS n’étaient pas encore rentrés en guerre et n’avaient donc pas pu jeter toutes leurs forces dans la bataille.
Les ressources nationales encore disponibles ? L’existence d’un empire colonial immense en territoires et en population et l’existence d’une Marine nationale encore intacte (c’était avant Mers-el-Kébir).
La décision de poursuivre la lutte ne lui avait pas été dictée par un réflexe d’orgueil national blessé mais par une réflexion froide et objective sur la réalité.
1/ Quand la tentation du pire nous inspire
Le baroud d’honneur ou la fidélité suicidaire à des principes abstraits sont en effet deux expressions d’une même tentation qu’il faut repousser : le déni de réalité. Déni de réalité qui nous est dicté par une forme de sidération face au danger qui paralyse à la fois l’intelligence et la volonté. C’est une forme de pulsion suicidaire qui nous pousse à préférer une fin effroyable à un effroi sans fin.
Ce sont deux attitudes qui ne tiennent pas compte de la réalité extérieure mais de nos dispositions intérieures. Elles ne sont ordonnées ni au bien commun ni à l’amélioration de la situation de la communauté à laquelle nous appartenons.
Pas plus que le déni de réalité, le désespoir ne doit guider nos choix car ce sont deux formes d’autosuggestion donc de mensonges.
On renonce d’entrée de jeu à prendre une bonne décision à chaque fois que l’on s’appuie sur des illusions que l’on a soi-même nourries et entretenues.
Car si se bercer d’illusions mène droit dans le mur le pessimisme n’est pas non plus un gage de lucidité : l’avenir n’est jamais le simple prolongement des tendances actuelles.
Si l’optimiste est indéniablement un imbécile heureux le pessimiste est, lui, un imbécile malheureux (ce qui n’est pas mieux) mais surtout ni l’un ni l’autre aucun ne nous renseigne utilement sur la réalité extérieure. En revanche ils nous renseignent-ils sur leurs propres réalités intérieures mais, ce faisant, ils commettent ce que l’on appelle un hors-sujet puisqu’au fond ils ne nous parlent que d’eux-mêmes.
Ce n’est pas à force de prendre ses désirs pour des réalités que la réalité finira par se conformer à nos désirs. Mais ce n’est pas non plus en prenant ses phobies ou ses peurs légitimes pour des réalités que la réalité en sera modifiée.
Comme le disent les militaires : « la peur ne supprime pas le danger ». Elle se contente de nous aveugler et de nous affaiblir et, ce faisant, elle nous prédispose à la catastrophe.
2/ Discerner avant de se décider à agir : gage de sagesse ou alibi de la lâcheté ?
Les conditions du discernement sont difficiles à réunir en période de crise. On a, par définition, d’excellentes raisons de ne pas être serein et de ne pas pouvoir discerner correctement son devoir.
Dans ces cas-là on n’a pas le choix entre le vrai et le faux mais entre le vague et le flou ce qui est beaucoup moins facile et beaucoup moins confortable.
Dans ces cas-là il est plus facile de faire son devoir que de le discerner
La difficulté est donc de garantir les conditions d’exercice du discernement en contexte de crise ce qui suppose d’abord de distinguer bien distinguer la ligne de démarcation qui sépare la sagesse de la lâcheté.
En effet le sage et le lâche ont en commun de discerner les dangers qui se profilent à l’horizon afin d’éviter les batailles perdues d’avance et les entreprises aventureuses dans lesquelles il vaut mieux ne pas s’engager. Dans les deux cas il s’agit de savoir renoncer à bon escient et de lâcher prise à temps.
Pourtant il existe une différence majeure : la lâcheté consiste à esquiver systématiquement les situations où la somme des inconvénients virtuels dépasse la somme des avantages potentiels à titre individuel tandis que la sagesse consiste à évaluer les risques qu’il est possible et raisonnable de courir pour concourir au bien commun.
La sagesse consiste à distinguer ce qui est voué à l’échec et ce qu’il est possible de faire même si cela nous coûte. C’est l’art du possible et l’art du possible implique l’acceptation du risque.
Et c’est paradoxalement dans ce risque que viennent se nicher les raisons d’espérer : car, par définition, un échec possible n’est pas un échec certain.
La sagesse est une forme de discernement qui n’exclut pas le courage et pour cette raison ne se confond pas avec le principe de précaution. Tout simplement parce que ce n’est pas un principe mais l’art du discernement.
Or, quand on agit par principe on congédie le discernement avant d’agir puisqu’on n’en a pas besoin. En effet on dispose déjà d’un critère pour agir : le principe.
La sagesse suppose donc le courage. Ou plutôt elle repose sur le courage car c’est le courage qui la distingue de la lâcheté.
3/ C’est le courage qui permet d’être sage
Le discernement est juché sur les épaules du courage. Comment discerner l’opportunité dans l’événement a priori menaçant si on n’a pas le courage de garder les yeux ouverts et de regarder la réalité en face ?
Il est beaucoup plus sage et raisonnable de tenter sa chance – au risque d’échouer – que d’avoir la certitude d’échouer en la laissant filer. Il n’est pas raisonnable de renoncer d’entrée de jeu.
Comme le disait le général De Gaulle dans un discours du 18 juin 1942 à Londres : « Je dis que nous sommes raisonnables. En effet, nous avons choisi la voie la plus dure, mais aussi la plus habile : la voie droite ».
L’art du discernement repose sur la vertu de force car c’est le courage qui permet d’être sage. C’est en effet le courage qui rend possible de consentir à des efforts pour atteindre un objectif à long terme.
Le courage est le gage de la lucidité et la condition du discernement c’est de cultiver le courage quotidien pour être en mesure ne pas défaillir en cas de crise.
Il faut en effet s’être entraîné à réfléchir de manière concrète, posée et permanente mais il faut également s’être entraîné à dire « non » courtoisement et de manière argumentée.
« Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte mais que ce soit avec douceur et respect » 1, Pierre 3, 15-16.
Mais pour pouvoir regarder la vérité en face encore faut-il s’être habitué à ne pas (ou ne plus) se mentir à soi-même. Comme l’écrivait Charles Péguy dans Notre jeunesse : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».
Pour pouvoir bien agir en temps de crise il faut s’y être entraîné en temps normal.
Mais au fond est-ce vraiment si étonnant ?
Dans la vie l’impermanence de toute chose – ce que nous appelons la crise quand nous sommes trop habitués ou trop attachés à ce que nous connaissons déjà – n’est-elle pas la règle plutôt que l’exception ?
Comme le faisait remarquer Michel de Montaigne : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant ».
Pour bien agir en temps de crise il faut aimer suffisamment le monde pour l’accueillir tel qu’il est sans pour autant l’approuver.
Seul l’amour affûte le discernement.