Peut-on tout comprendre? Et si oui, est-ce nécessaire pour raisonner adéquatement? Sylvain Aubé du blogue catholique québécois Le-Verbe (https://www.le-verbe.com/blogue/) s’appuie sur la riche réflexion de Gilbert K. Chesterton développée dans Orthodoxy pour examiner la question.
« Tous les gens veulent me tuer », dit le paranoïaque. « Mais non, personne ne veut te tuer », répond le thérapeute. « C’est exactement ce que diraient les gens s’ils voulaient me tuer! », conclut le paranoïaque.
La folie du sceptique
Avec un peu de recul, il faut admettre que le raisonnement du paranoïaque est sans faille. Si les gens voulaient le tuer, on ne le lui dirait pas. On le lui cacherait, et on inventerait toutes sortes de paravents pour masquer notre malveillance.
Plus nous serons méthodiques et insistants en lui démontrant qu’il n’y a aucun indice de complot contre lui, plus ses craintes seront alimentées. Il trouvera toujours une explication conforme à sa paranoïa pour chacun des éléments qu’on lui présente afin de le rassurer du contraire.
Son raisonnement est sans faille, mais en même temps, il est absurde. Il n’y a aucun motif probant pour croire qu’on veut le tuer, mais sa pensée est ainsi structurée que tous les faits qu’on lui avance confirment sa théorie. Ses syllogismes sont irréprochables, mais ses prémisses sont insensées.
En ce sens, sa folie n’est pas irrationnelle. Ce n’est pas l’intellect du paranoïaque qui défaille, c’est son expérience de la réalité. Sa folie ne sera pas corrigée par les arguments les plus rigoureux ; elle sera surmontée par une vision du monde plus large. Son problème n’est pas qu’il défend une idée erronée : c’est qu’il ne se soucie que d’une seule idée.
Le remède
Pour sortir de sa folie, le paranoïaque a besoin d’élargir son horizon mental. Il doit tenir compte de toute une série de considérations auxquelles il est étranger. Il doit admettre que la plus grande partie du monde échappe à sa compréhension.
C’est le grand drame d’une telle folie : on veut tout comprendre. Pour le paranoïaque, chaque évènement auquel il est confronté peut être intégré dans son explication du monde. Chaque fait qu’on lui avance trouve une place précise et utile dans son système de pensée. Rien n’est laissé au hasard ou à l’ignorance. Tout est intelligible et significatif.
Pour retrouver la santé mentale, il doit donc renoncer à cette immense ambition intellective. Il doit humilier sa posture et se réduire au simple mortel qu’il est, noyé dans un univers complexe et déroutant.
Ainsi, il découvrira que sa pensée ne touche qu’un fragment de la réalité. Il goutera aux tourments et aux joies de l’incertitude et de ses possibilités. C’est ensuite seulement qu’il pourra reconnaitre que les prémisses de sa paranoïa sont insensées.
Le poète ne demande qu’à mettre sa tête dans les cieux alors que le logicien aspire à mettre les cieux dans sa tête, et c’est sa tête qui se brise.
– G. K. Chesterton
Je reprends cette réflexion à Chesterton qui faisait valoir (Orthodoxy, II: The Maniac) qu’un logicien est plus à risque qu’un poète de sombrer dans une telle folie : « Le poète ne demande qu’à mettre sa tête dans les cieux alors que le logicien aspire à mettre les cieux dans sa tête, et c’est sa tête qui se brise ».
À trop vouloir expliquer, on perd la faculté de percevoir le monde tel qu’il est. La santé mentale exige un vaste espace pour l’inconnu qui nous dépasse.
Le rapport à l’inconnu
Comment réagit-on face à un témoin qui affirme avoir vu un fantôme? On est sceptique, bien sûr. Mais de quel scepticisme parle-t-on? Est-ce qu’on doute de son témoignage en estimant qu’une illusion est plus vraisemblable qu’un fantôme? En principe, c’est la posture d’un sceptique cohérent.
Néanmoins, plusieurs personnes se réclament du scepticisme afin de soutenir la certitude qu’il n’existe rien d’immatériel comme les fantômes. Leur incrédulité face à l’immatériel s’est cristallisée en une certitude négative : ils sont convaincus que les fantômes n’existent pas et ils disqualifient d’emblée tous les témoignages, peu importe leur nombre et leur crédibilité, qui soutiennent l’existence des fantômes. Ce faisant, ils se rapprochent de la folie du paranoïaque.
En effet, de tels sceptiques présupposent que toute la réalité s’explique à partir d’une seule idée. « Tous les gens veulent me tuer » et « Toute la réalité est matérielle » sont deux postulats également totalitaires sur la pensée. Toutes les hypothèses, toutes les possibilités doivent se soumettre à l’idée suprême.
Je précise que je ne crois pas aux fantômes. Je soutiens plutôt que la nature immatérielle des fantômes ne suffit pas pour conclure qu’ils n’existent pas. L’existence des fantômes est invraisemblable, mais elle n’est pas impossible. J’adhère à la position du sceptique qui doute de l’existence des fantômes. Je dénonce le sceptique qui ne doute pas: celui qui est certain que les fantômes n’existent pas.
La certitude du sceptique tronque son regard sur la réalité.
La certitude du sceptique, comme la certitude du paranoïaque, tronque son regard sur la réalité.
Par ailleurs, je ne prétends pas offrir ici le moindre argument de fond à savoir s’il existe une réalité immatérielle. Je souligne plutôt que, s’il existe une telle chose, aucun argument intellectuel ne pourra le démontrer au sceptique certain du contraire. Comme avec un paranoïaque, il faudra plutôt offrir un remède à sa certitude : il faudra lui révéler son insuffisance pour expliquer notre expérience du monde dans toute son incongruité.
Liberté de pensée
Si je crois qu’il existe une réalité immatérielle, je demeure libre de croire que la plus grande partie du monde est composée d’objets matériels. Je peux admettre que l’univers comporte des réalités multiples et étonnantes. Je peux adapter ma pensée aux découvertes qui s’offrent à moi, même si elles détonnent avec ce que je sais. Aucune conviction ne m’interdit une connaissance inattendue.
Par contraste, le sceptique certain ne peut admettre la moindre dérogation à sa conviction matérialiste. Tous les évènements doivent se conformer à son schème explicatif. Toutes les découvertes sont filtrées par son critère unidimensionnel. L’interdit du sceptique est vaste et sans compromis.
Là où je peux être méfiant envers plusieurs personnes, le paranoïaque ne peut accorder sa confiance à qui que ce soit. Là où mon monde spirituel inclut des montagnes de matière, le monde matériel du sceptique ne tolère pas une miette d’esprit. Le paranoïaque et le sceptique s’interdisent de croire que l’univers leur réserve des surprises.
La rigueur intellectuelle du paranoïaque et du sceptique est inattaquable, mais leur vision du monde est affligée par une folle conviction.
Sylvain Aubé
27 mars 2019
Sylvain Aubé est fasciné par l’histoire humaine. Il aspire à éclairer notre regard en explorant les questions politiques et philosophiques. Avocat pratiquant le droit de la famille, son travail l’amène à côtoyer et à comprendre les épreuves qui affligent les familles d’aujourd’hui.
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