« Tout bien que tu détiens est un souci qui te retient… et Skippy est là pour nous enlever tous nos soucis ». Qui ne se souvient de ce sketch extraordinaire des Inconnus mettant en scène une secte dont le gourou (Skippy) prêchait à ses membres le détachement et le renoncement aux biens matériels afin de s’enrichir à leurs dépens ?
La citation est inoubliable non seulement parce que le sketch dont elle est tirée est hilarant mais également parce qu’elle recèle un fond de vérité : l’intuition que l’on peut être prisonnier de ce que l’on possède.
Cette intuition on la retrouve formulée de diverses manières.
Les partisans de la décroissance l’ont exprimée en ces termes : « Moins de biens, plus de liens ». Cela sonne à la fois comme le constat qu’il existe des vases communicants et comme le vœu que les mœurs changent à l’avenir.
Dans la bouche du général De Gaulle cela donne : « Les possédants sont possédés par ce qu’ils possèdent ». C’est ainsi qu’il expliquait à Alain Peyrefitte la complaisance de la bourgeoisie vis-à-vis de l’occupant allemand. Il attribuait son immobilisme et sa passivité à sa peur de perdre ce qu’elle possédait.
Ce constat, tiré de son expérience de la guerre et des hommes, ne fait que confirmer l’avertissement du Christ : « Je vous le dis encore, il est plus aisé pour un chameau d’entrer par le trou d’une aiguille, que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Matthieu, 19-24).
Mais nous savons également que la volonté de garder tout ce que l’on possède ne se limite pas à l’argent ou à la richesse matérielle. S’il suffisait de toucher un revenu modeste pour être fidèle à sa conscience la France actuelle serait exemplaire…
1/ Possédé par son propre patrimoine
En tant que chrétiens nous le savons bien, nous possédons tous un patrimoine qui nous possède et qui nous empêche d’aller à la rencontre du Jésus Christ. « Là où est ton cœur, là sera ton trésor » (Matthieu 6,19).
Que ce patrimoine ait été constitué à la force du poignet ou qu’il ait été hérité ne change rien à l’affaire : nous sommes tous plus ou moins prisonniers de notre patrimoine. Un patrimoine au sens large du terme bien sûr : capital culturel ou relationnel, position institutionnelle flatteuse et confortable, convictions politiques ou religieuses définitives, habitudes et certitudes héritées de sa famille et/ou de son milieu…
De ce point de vue nous nous situons tous quelque part entre le jeune homme riche de l’évangile qui, parce qu’il est possédé par ses biens, s’en va tout triste après que le Christ lui ait demandé de donner tout donner aux pauvres et les possédés que Jésus libère des forces démoniaques.
Quand la priorité est de garder ce que l’on possède, on est ouvert à toutes les compromissions, sourd à la voix de sa conscience et insensible au souffle de l’Esprit. Ça prédispose naturellement à la pusillanimité – c’est-à-dire à la lâcheté – et dans les situations de crise cette lâcheté cachée éclate au grand jour.
On attend de voir de quel côté ça penche avant de prendre parti et, en attendant, on prend le parti du plus fort en s’abstenant de prendre parti. Sous prétexte de prudence on fait preuve de pusillanimité. Au lieu d’agir selon sa conscience on se raccroche aux institutions en place.
Un peu comme dans le film Un taxi pour Tobrouk. Un commando des forces françaises libres se retrouve dans le désert libyen et l’un de ses membres explique à ses compagnons d’infortune que selon l’issue de la guerre il sera aux yeux de son père la honte de la famille ou au contraire celui qu’on accueillera en héros : « C’est mon papa, moi, que je vais retrouver. Actuellement, il est à Vichy mon cher père. Ah ! C’est un homme qui a la légalité dans le sang. Si les Chinois débarquaient, il se ferait mandarin. Si les nègres prenaient le pouvoir, il se mettrait un os dans le nez. Si les Grecs… oui enfin, passons ! ».
Un statut de notable est un statut confortable. Il prédispose au statu quo et au consensus mou. Peut-être est-ce l’une des raisons qui explique le tropisme démissionnaire plutôt que missionnaire d’un certain nombre de responsables de l’Eglise de France qui ont renoncé depuis belle lurette à proposer explicitement Jésus-Christ à la société française et particulièrement à nos frères musulmans.
La déférence vis-à-vis des autorités civiles légitimes et la peur du conflit font également partie de ce patrimoine culturel que nous avons très souvent hérité et qui peut se dresser entre la vérité et nous et donc entre le Christ et nous. De ce point de vue l’initiative de la Manif pour tous, lancée par des laïcs, est peut-être l’indice d’un changement profond.
Du moins espérons.
2/ Possédé par ses idées fixes
On est souvent possédé par ce que l’on possède quand bien même tout ce que l’on possède se résume à une idée fixe.
Pour ne pas y renoncer on est prêt à recourir à tous les subterfuges pour la faire triompher en dépit des démentis infligés par la réalité à nos partis pris.
Prétendre imposer ses vues à autrui sous prétexte de faire son bonheur n’est pas le privilège des dictateurs ou des idéologues. Combien de parents détournent sciemment leurs enfants de leur vocation pour les fourvoyer dans des projets de vie qui ne sont pas ceux de Dieu pour eux ? Comme chantait Jacques Brel : « Ils seront pharmaciens parce que papa ne l’était pas ! ».
C’est particulièrement vrai dans les milieux sociologiquement catholiques où l’on refuse de lâcher le poussin vers un avenir étiqueté incertain sous prétexte qu’il ne convient pas au projet des parents pour leur enfant ?
C’est flagrant dans le cas du sacerdoce. Dans de nombreuses familles catholiques on prie pour qu’il y ait des vocations…dans les familles des autres. Mais c’est vers les écoles de commerces qu’on pousse ses rejetons. C’est quand les écoles de commerce sont pleines que les séminaires sont vides.
Mais c’est vrai également pour des métiers qui ont du sens comme ceux de la formation ou de l’information (« c’est un repère de gauchistes »), les métiers artisanaux qui conjuguent le bon et le beau (« mon enfant a les moyens d’aller beaucoup plus loin ») ou la vocation artistique (« les beaux-arts ça ne paye pas »).
C’est souvent parce que l’on est possédé par son fantasme ou son idée que l’on ferme ses oreilles, son esprit et son cœur au Christ qui nous dit : « Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu; et toutes ces choses vous seront données de surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain; car le lendemain aura soin de lui-même. A chaque jour suffit sa peine » (Matthieu 6, 32-34).
C’est ce qui explique également que de nombreux parents catholiques s’obstinent à scolariser leurs enfants dans des établissements qui n’ont plus de catholique que le nom et où, sous prétexte de viser l’excellence, on pratique dès le plus jeune âge la sélection sociale par l’exclusion scolaire. Tout y est fondé sur la compétition et la survie des meilleurs au détriment des moins bons. La compétition y est la règle explicite, l’entraide, la communion et l’attention au plus fragile y sont déconseillées de manière implicite.
La peur de lâcher le poussin peut mener très loin…
3/ Possédé par l’orgueil
Quand on possède une très haute idée de soi-même on est possédé par cette idée. On n’y renonce pas, fût-ce pour faire éclater la vérité et triompher la justice.
Au sein de la Curie les adversaires de Benoît XVI et du pape François ont eu et ont toujours les plus grandes réticences à admettre la réalité, la gravité et l’ampleur de la pédophilie dans les rangs de prêtres ou de congrégations religieuses. Plutôt une injustice qu’un désordre !.
Quand on cherche à sauver la face plutôt qu’à confesser ses péchés – tout en prêchant aux fidèles d’aller se confesser plus régulièrement – c’est bien que ce à quoi l’on tient le plus (sa réputation) nous possède littéralement.
Dans ce cas on est possédé par ce que l’on possède. Au lieu d’être possédé par cette vérité dont saint Jean nous dit qu’elle nous rendra libres : « Si vous demeurez dans ma parole vous êtes vraiment mes disciples vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jean 8, 31-32)… Libres et donc crédibles.
Sans surprise les conséquences de cette possession sont véritablement diaboliques.
« Si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la mer. Malheur au monde à cause des scandales ! Car il est nécessaire qu’il arrive des scandales; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive » (Matthieu 18, 6-7).
Nettoyer la Curie d’Augias est donc une priorité. C’est même le minimum syndical. Ou ecclésial en l’occurrence. C’est l’œuvre à laquelle se sont courageusement attelés Benoît XVI et François et c’est ce qui leur a valu à tous deux tant d’attaques et tant d’hostilités, toujours selon la logique consistant à laisser en paix les incendiaires et à persécuter ceux qui sonnent le tocsin.
Mais en ce qui nous concerne ne nous laissons pas aveugler par la colère au point d’oublier que nous aussi sommes possédés.
Nous sommes tous emprisonnés par ce que nous nous plaçons plus haut que le Christ. Nous sommes tous prisonniers et nous avons tous besoin d’être libérés par le Christ. Pour nous et pour nous tous la solution de fond c’est de nous convertir en vérité et en profondeur. C’est vrai des laïcs comme du clergé car d’une manière ou d’une autre, à un degré ou à un autre, nous sommes tous possédés.
Ne faisons pas comme le pharisien de l’évangile qui priait en disant : « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne ».
Efforçons nous de prier plutôt comme ce publicain qui, se tenant à distance, n’osait même pas lever les yeux vers le ciel mais se frappait la poitrine, en disant : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ! ». (Luc, 18, 9-14).
Pour cela il faut commencer par admettre pour nous-mêmes cette vérité dérangeante : nous sommes tous possédés.