Qui accepterait que son médecin lui prescrive des anesthésiants plutôt que des médicaments ? Quel patient souffrant de maux de tête violents et récurrents accepterait que son médecin traitant lui propose une décapitation (sous anesthésie bien sûr !) à la place d’un traitement ? Vraisemblablement aucun.
Pourtant à bien y réfléchir les deux solutions proposées pour inacceptables qu’elles soient sont les plus pragmatiques. Elles vont directement au but : à la différence des traitements, toujours aléatoires, elles offrent la garantie que les douleurs cesseront : immédiatement dans le premier cas et définitivement dans le second !
Evidemment elles le font en renonçant à s’attaquer aux maux dont la douleur n’est que le symptôme et en aggravant la situation : en renonçant à soigner le patient dans le premier cas, en lui ôtant la vie dans le second. Ce qui les rend inacceptables c’est qu’elles vont contre la bonne santé et la vie du patient c’est-à-dire contre le bien du patient.
Le pragmatisme d’un tel médecin est incontestable mais hors sujet puisqu’il propose ce que la sagesse populaire un remède qui est pire que le mal. C’est évident.
Mais ce qui nous apparaît évident dans le cas du médecin passe le plus souvent inaperçu dans le domaine politique. Combien de responsables politiques se vantent-ils d’agir en responsables pragmatiques voire d’être pragmatiques de tempérament ?
1/ Le pragmatisme politique ordonné au bien commun
Entendons-nous bien : le pragmatisme est une souhaitable quand il constitue l’antidote au fatalisme, au défaitisme, à l’esprit de système ou à l’idéologie. Quand il est synonyme de réalisme et qu’il est ordonné au bien commun il s’identifie aux vertus cardinales de sagesse (qu’on appelle aussi discernement), de force et de justice.
Pensons au général De Gaulle organisant le gouvernement de la France libre à Londres en 1940. L’appel du 18 juin 1940 qu’il lance au micro de la BBC est de ce point de vue éclairant.
Il commence par effectuer ce que l’on a appelé depuis un retour d’expérience (RETEX) c’est-à-dire une analyse sans complaisance des causes de la défaite : « Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui ».
Cette analyse prend à contrepied l’explication que fournit Philippe Pétain deux jours plus tard dans un discours radiodiffusé. Il y affirme que « Depuis la victoire [de 1918], l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on n’a servi. On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur ». En d’autre terme c’est la faute des Français, pas celle des chefs militaires !
C’est sur la base de ce refus de la complaisance des responsables politiques et militaires – donc de la lâcheté qui en est à l’origine et de la malhonnêteté qui en découle – qu’il refuse d’entrer dans le système de justification impossible que le gouvernement de Pétain tentera d’échafauder pendant ses quelques années d’existence : « Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat ».
C’est ensuite une analyse des rapports de force militaires et politiques qu’il propose. Il part du constat que la France traverse une période que l’on appelle au rugby un moment faible, un moment qu’il faut savoir traverser sans s’effondrer en attendant que le rapport de forces change : « Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire ».
Cette analyse ne relève pas de l’autosuggestion mais de l’exercice du discernement et pour cette raison repose sur des arguments : « Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des Etats-Unis »
Si l’histoire lui donna raison c’est parce que son analyse des rapports de forces était la plus réaliste, la plus conforme à la réalité donc la plus juste : « Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale ».
C’est pour cela que sa décision de poursuivre la lutte était fondée : « Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là… »
Le discours du 18 juin est l’illustration de ce que peut signifier le pragmatisme en politique quand il est synonyme de réalisme politique. Dans ce cas il s’agit de lucidité politique et de courage politique puisqu’il s’agit de ne pas céder aux sirènes qui vous invitent à ne pas céder au renoncement et aux mensonges que l’on invoque ensuite pour justifier de renoncer au bien commun.
Mais qu’en est-il quand le pragmatisme politique lui-même devient une idéologie ?
2/ L’idéologie du pragmatisme ou l’alibi du nihilisme
Les idéologies totalitaires du XXème siècle qui promettaient à ceux qui voulaient bien les croire un Reich de mille ans ou des lendemains qui chantent ont engendré les pires oppressions et les plus grands massacres que l’humanité ait connus. On comprend que les dirigeants politiques du XXIème siècle soient aujourd’hui vaccinés contre toute doctrine prétendant livrer le secret du bonheur ici bas. Une telle méfiance est plutôt saine.
Le problème c’est que désormais la méfiance vis-à-vis des idéologies s’est étendue à l’idée même qu’il puisse exister un bien commun à atteindre politiquement.
On peut toujours discuter pour savoir si le rôle de la politique est de viser un bien commun – que l’on peut soupçonner d’être hors d’atteinte – ou de se rabattre sur un objectif plus modeste que l’on appelle un moindre mal. Mais pour pouvoir ne serait-ce que pour pouvoir poser cette question il faut bien disposer au préalable d’une échelle du bien et du mal. Au moins implicitement.
Mais aujourd’hui le pragmatisme invoqué par nos dirigeants est la forme contemporaine du renoncement au bien commun et la formule magique qui permet d’échapper à tout argument critique. C’est devenu l’alibi de l’abandon du bien commun au profit d’intérêts catégoriels ou d’intérêts particuliers.
C’est ce que l’on constate avec à peu près n’importe quel responsable politique ou décideur économique prenant des décisions entraînant des conséquences d’ordre politique : investissement, retrait de capitaux, délocalisation, optimisation fiscale dans des paradis du même nom. Dans les deux cas ils brandissent l’étendard du pragmatisme pour ne pas avoir à rendre de compte sur la conformité de leurs décisions à la réalité et à la justice c’est-à-dire au bien commun.
Le pragmatisme est brandi comme un talisman magique qui désarme non seulement les objections mais surtout les questions relatives au bien commun. C’est devenu l’alibi de toutes les démissions. Qui n’a jamais entendu un(e) responsable politique esquiver les questions de fonds en se retranchant derrière l’alibi du pragmatisme et de la conviction intime ? « Vous savez, Patrick Poivre d’Arvor/Claire Chazal/Laurence Ferrari, (rayez la mention inutile) moi je suis un pragmatique et je ne veux pas entrer dans ces débats qui ne sont pas ceux qui intéressent les Français. Moi ce que j’ai plutôt envie de vous dire ce soir c’est… ».
Le pragmatisme en politique est devenu l’art de ne pas s’attaquer aux problèmes majeurs pour se concentrer sur des problèmes mineurs dans le cadre d’un mandat électoral. On se souvient de Jacques Chirac qui, au lendemain de sa réélection comme président de la république en 2002, annonça que ses trois principaux chantiers politiques seraient la sécurité routière, la lutte contre le cancer et l’insertion des handicapés.
Exit les questions de fonds relevant du bien commun de l’ensemble de la société : chômage, insécurité, immigration, délocalisation, Schengen, monnaie unique, ouverture des frontières, terrorisme, islamisation, délinquance, éducation, retraites, traité transatlantique, problèmes démographiques etc. Et encore n’était-ce pas le cas le plus grave : au moins il s’agissait encore de prendre des décisions politiques.
Aujourd’hui les leurres utilisés pour détourner l’attention des électeurs ne sont plus des décisions politiques mineures. Ce ne sont même plus des décisions d’ordres politiques : querelles politiciennes au sommet du gouvernement montées en épingle ou montées de toute pièce, petites phrases à destination des chaînes d’information continue, médiatisation de la vie privée ou manœuvres de diversion en forme de ballons d’essai.
Mais la démission politique qui se cache derrière l’idéologie du pragmatisme n’a pas simplement pour conséquence de cacher hypocritement la poussière sous le tapis pour la laisser à son successeur. En esquivant les problèmes plutôt qu’en les affrontant le pragmatisme les laisse pourrir et aboutit nécessairement à rendre insolubles des problèmes qui, pris à temps, auraient pu être réglés ou du moins gérés.
L’idéologie du pragmatisme politique c’est le choix de ne pas regarder la réalité en face et de la transformer en farce. Dans la Rome antique on disait « Du pain et des jeux ». Aujourd’hui on dirait société de consommation et croissance infinie.
C’est à la fois une démission et un mensonge : l’art de la fuite et l’art de la flûte (même pas enchantée).
L’idéologie du pragmatisme politique c’est le renoncement au bien commun.
C’est le choix implicite de considérer que le bien et le mal son équivalents donc qu’il n’existe pas de bien et de mal.
C’est l’alibi du nihilisme.