Que nous le voulions ou non à chaque fois que nous nous exprimons, poussés par le zèle de la vérité, nous parlons toujours – au moins un peu – de nous-mêmes. L’amour de la vérité que nous proclamons ne nous permet que de parler de nous croyons être la vérité, de ce que , dans le meilleur des cas, nous en comprenons.
Avec toute la marge d’erreur inhérente à la conscience humaine – errare humanum est – et dans les limites propres à notre condition d’être humaine qui est celle d’un être limité. Comme le disait Blaise Pascal : « Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature ».
Tout homme est en effet exposé en permanence au risque de réduire la vérité à ce qu’il en comprend, à ce qu’il croit en comprendre et surtout à ce qu’il veut en comprendre. Entre l’autosuggestion et le mensonge délibéré la frontière est souvent floue et c’est là que cela devient dangereux : errare humanum est, perseverare diabolicum. C’est vrai dans le domaine profane mais c’est encore plus vrai dans le domaine spirituel. Comme disait le prophète Jérémie : « Le cœur de l’homme est compliqué et malade ! (Jérémie 17,9) ».
C’est pour cela que le prosélytisme en général suscite la méfiance instinctive de nos contemporains et même de beaucoup de chrétiens. Au fond de chacun d’entre nous sommeille la même objection : « Je veux bien croire à leur sincérité mais dans le fond que savent-ils de la vérité ? ». C’est la limite de tous les argumentaires : ils sont cohérents, ce qui est quand même la moindre des choses, mais rarement convaincants.
Sans compter qu’on peut emporter l’adhésion pour de très mauvaises raisons et aliéner autrui avec n’importe quelle religion. Certains missionnaires, catholiques hier, et pentecôtistes aujourd’hui ne sont pas très différents des prêcheurs salafistes. Le bourrage de crâne insistant au début puis aliénant se fait toujours au nom de l’amour de la vérité. Toute religion dominante est une religion aliénante, non pas d’abord en raison de son contenu mais en raison de son statut.
Même le christianisme peut être vécu comme une prison au lieu d’être vécu comme une libération. Et s’il est en si mauvais état en Europe actuellement c’est parce qu’il a été vécu comme tel pendant des siècles et que la réaction de rejet est à la mesure de la pression sociale et du poids moral endurés. La rupture de la transmission de la foi et l’apostasie généralisée d’une grande partie du clergé dans le sillage de mai 68 ne s’explique pas autrement.
C’est ce que dit explicitement le pape François dans La joie de l’amour : « Nous devons être humbles et réalistes, pour reconnaître que, parfois, notre manière de présenter les convictions chrétiennes et la manière de traiter les personnes ont contribué à provoquer ce dont nous nous plaignons aujourd’hui. C’est pourquoi il nous faut une salutaire réaction d’autocritique (Amoris Laetitia, § 36) ».
C’est pour cela que le pape François insiste d’abord sur la miséricorde qui est un des noms de l’amour. Après tout nous serons jugés sur l’amour, pas d’abord sur la théologie !
1/ La vérité de l’amour : c’est quoi ?
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que l’amour est contagieux et porte des fruits que nous ne soupçonnons même pas.
Quand la fille de pharaon s’est laissée toucher par le bébé hébreu qui dérivait dans son panier d’osier sur le Nil elle a posé un geste d’amour dont les conséquences lui étaient inimaginables : l’émergence de Moïse, prophète de l’Eternel et libérateur d’Israël.
D’ailleurs nous le savons d’expérience : nul ne mesure jamais la portée de ce qu’il fait, en bien comme en mal. En termes profanes on appelle ça l’effet papillon.
Une professeur de français à la retraite m’a raconté, émue, cette anecdote. Elle avait été abordée par un jeune jésuite français plein d’allant qui s’occupait d’enfants dans les bidonvilles de Manille.Elle ne se souvenait absolument pas de lui mais lui se souvenait parfaitement d’elle. Il était venu la remercier de tout ce qu’elle avait fait pour lui. Intriguée la professeur lui demanda de quoi il s’agissait.
L’ancien élève lui répondit alors qu’il avait été son élève en classes de 6ème et de 5ème et qu’à cette occasion elle avait fait découvrir à ses élèves quelques extraits de la Bible et d’Homère. Elle avait même lu et commenté quelques passages de la Genèse. Elle ne s’en souvenait même pas mais pour lui ce fut une expérience extraordinaire qui, de son propre aveu, a joué un rôle déterminant dans sa vie et dans son parcours ultérieur. Très émue, cette professeur a pris le temps de discuter avec lui et découvert l’influence insoupçonnée qu’elle avait exercé dans sa vie.
C’est aussi la trame du film de Franck Capra intitulé La vie est belle (It’s a wonderful life 1946), à ne pas confondre avec le film homonyme de Roberto Benigni, La vita è bella, réalisé en 1997.
Convaincu que sa vie n’a servi et persuadé, le héros se persuade que la seule chose utile qu’il puisse encore faire pour sa femme et ses enfants est de suicider afin qu’ils bénéficient au moins de son assurance-vie. Il est repêché in extremis par un ange qui lui fait voir ce qu’aurait été la vie de tous ses proches s’il n’avait pas été là pour les aider et les aimer. Il découvre l’horreur qu’aurait été leur vie sans lui. La fécondité des actes d’amour anodins et insignifiants qu’il avait posés lui apparaissent alors.
Le primat accordé à la miséricorde n’est pas une concession à l’air du temps. La priorité du pape François n’est pas de manifester d’abord notre amour de la vérité mais la vérité de l’amour de Dieu.
2/ La vérité de l’amour ou l’effet papillon de Dieu
L’effet papillon est une expérience quel’on peut faire sans être chrétien mais pour le chrétien c’est une vérité de foi parce que c’est le coeur même de sa foi : si l’amour est contagieux et s’il porte du fruit c’est parce que l’amour vient de Dieu. Ou plutôt parce que l’amour c’est Dieu puisque Dieu est amour. « Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour »(1, Jean 4,8).
La volonté de Dieu se réalise à chaque fois que nous aimons et que nous posons un acte d’amour alors même que nous ne savons pas ce à quoi cela servir. Nous faisons sa volonté qui, on le sait est mystérieuse et souvent très déconcertante : il n’y a qu’à voir comment Dieu le Père a traité son Fils lorsque ce dernier lui demandait de lui épargner la croix….
Mais si nous croyons réellement à ce que nous disons quand, lorsque nous prions le Notre Père, nous lui disons «que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel» alors nous savons qu’à chaque fois que nous aimons nous contribuons à ce que sa volonté soit faite.
A la différence de la foi d’un musulman ou d’un juif pour lesquels la fidélité à Dieu passe d’abord par l’observation d’une loi, la foi du chrétien lui impose de consentir à se transformer en un corps conducteur de l’amour de Dieu pour les hommes, un peu comme on dit d’un objet que c’est un corps conducteur d’électricité. C’est en effet la seule façon de manifester la nature même de Dieu sans s’interposer entre lui et les hommes sous prétexte de témoigner de notre amour de la vérité.
Mais comme le chrétien sait qu’il n’est pas naturellement un corps conducteur et qu’il aurait plutôt tendance à être un corps isolant il faut préalablement et en permanence qu’il se transforme de l’intérieur ou plutôt qu’il se laisse transformer en profondeur, qu’il change de nature. C’est ce qu’annonce Dieu par la bouche du prophète Ezéchiel quand il dit : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau; j’ôterai de votre corps le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair » (Ezéchiel 36,26) .
La conversion du coeur et l’amour du prochain priment sur l’annonce de l’évangile car la priorité d’un homme en train de mourir de soif c’est de s’abreuver à l’eau du torrent. Ce n’est qu’une fois déshydraté qu’il est en mesure d’écouter ceux qui lui indiquent où se trouvent la source et l’oasis qu’elle a créée pour rendre la vie possible.
L’évangélisation n’est pas devenue superflue avec le pape François contrairement à l’image d’un pape fossoyeur de la foi que ses ennemis au sein de l’Eglise propagent. L’annonce de l’évangile est bien sûr absolument nécessaire mais elle est secondaire dans l’ordre chronologique. Secondaire ne signifie pas accessoire ou optionnelle. L’évangélisation est indissociable de la vérité de l’amour parce qu’elle en est le prolongement naturel et organique.
Mais l’amour de la vérité sera toujours moins convaincant que la vérité de l’amour parce que l’amour de la vérité rend d’abord témoignage à l’amour de la vérité que nous proclamons c’est-à-dire à nous-mêmes. La vérité de l’amour, elle, rend d’abord témoignage à Dieu qui est l’amour.
La vérité de l’amour c’est en effet que l’amour possède une logique intrinsèque et des caractéristiques qui lui sont propres.
“L’amour est patient, il est plein de bonté, l’amour. Il n’est pas envieux, il ne cherche pas à se faire valoir, il ne s’enfle pas d’orgueil”(1, Corinthiens 13,4). Ce n’est pas lui qui inspire à l’Eglise la tentation du triomphalisme, du carriérisme, du cléricalisme et de la mondanité que le pape François dénonce à tours de bras.
“Il ne fait rien d’inconvenant. Il ne cherche pas son propre intérêt” (1, Corinthiens 13,5). Il vient en aide aux victimes des prêtres pédophiles et les aide à obtenir justice plutôt que de chercher à étouffer ou à minimiser le scandale au motif de protéger l’institution.
“Il ne s’aigrit pas contre les autres”. Il ne hurle pas au complot anti-catho quand les médias exhument des scandales que le clergé et l’épiscopat avaient consciencieusement enterrés.
“Il ne trame pas le mal” (1, Corinthiens 13,6) contrairement aux campagnes de dénigrement, de désinformation et de calomnie du pape François qu’orchestrent certains réseaux d’athées pieux dans les milieux catholiques français. Au nom de la fidélité à la Tradition et à la Vérité, bien sûr…..
“L’injustice l’attriste, la vérité le réjouit” (1, Corinthiens 13,6). Ce n’est pas la logique de l’amour qui jette pas l’opprobre de manière indistincte sur tous les réfugiés et tous les migrants en agitant le chiffon rouge des invasions barbares et de la subversion islamiste.
3/ La pédagogie unit la vérité de l’amour et l’amour de la vérité
L’amour de la vérité se manifeste, entre autres choses, par la recherche philosophique et théologique et par l’enseignement. La garantie que l’enseignant n’enseigne pas lui-même mais la bonne nouvelle de Jésus Christ se situe dans la cohérence entre ce qu’il dit et ce que l’Eglise dit depuis 2000 ans. Mais pour que l’enseignement soit vrai il faut aussi qu’il soit authentiquement inspiré par l’amour.
Concrètement cela signifie que celui qui transmet ce qu’il sait et qui fait sa supériorité sur celui qui ne sait pas consent en même temps à renoncer progressivement à ce qui faisait sa supériorité. L’amour vrai est « patient, il est plein de bonté, l’amour. Il n’est pas envieux, il ne cherche pas à se faire valoir, il ne s’enfle pas d’orgueil ».
C’est la différence entre un sourcier et un sorcier : le sorcier fait jaillir une source puis s’en va, laissant les autres libres de s’en abreuver gratuitement et autant qu’ils le veulent. Le sorcier distribue au compte-gouttes son savoir pour garder son auditoire captif et dépendant afin d’asseoir son propre pouvoir. Pour lui le savoir, c’est le pouvoir.
A l’inverse celui qui enseigne par amour accepte de devenir de moins en moins indispensable à mesure qu’il rend autonome son élève, comme un père qui s’efface derrière l’enseignement qu’il transmet à son fils pour l’aider à devenir à son tour un homme libre et autonome. Quand la vérité d’un tel amour se manifeste par la transmission, il passe nécessairement par la pédagogie.
La pédagogie est concrète parce c’est du sur-mesure. C’est la manifestation concrète de l’effort d’imagination, d’observation et d’obstination que nous avons fait pour nous adapter à la tournure d’esprit, au contexte culturel mais aussi au parcours personnel, de cet autrui singulier auquel on s’adresse. C’est quand nous faisons l’effort d’aller vers autrui de manière désintéressée que nous avons la certitude que nous réalisons volonté de Dieu et non la nôtre sous couvert de la sienne.
Il ne s’agit pas tant de se mettre à son niveau – expression la plupart du temps condescendante signifiant « descendre » à son niveau que d’entrer en connexion avec lui en tenant compte de ses insuffisances, ses lacunes, ses besoins, ses atouts et ses attentes, ses blocages psychologiques, ses blessures affectives et ses difficultés spirituelles. On ne peut faire du sur-mesure qu’en le comprenant préalablement.
On ne peut le comprendre qu’en le comprenant de l’intérieur. On ne peut le comprendre de l’intérieur qu’à force de l’aimer car contrairement à la connaissance des choses ou des idées la connaissance véritable des êtres ne peut s’acquérir que dans une relation d’intimité avec eux. Cela n’a rien d’anodin car une telle relation nous engage pleinement. Elle suppose que nous consentions à nous dévoiler, à tomber le masque et l’armure, à exposer nos faiblesses et donc à nous rendre vulnérables.
Tous ceux que je connais qui ont eu la chance de rencontrer et de fréquenter régulièrement le cardinal Joseph Ratzinger, avant et après sa désignation comme pape, disaient tous que quand on le rencontrait et qu’on discutait avec lui on ressortait en ayant l’impression d’être plus intelligents…
Il écoutait avec beaucoup d’attention, de patience et de bienveillance les propos de son interlocuteur puis, quand il prenait la parole, commençait par reprendre ce qu’il estimait juste et vrai dans ce qu’il avait écouté. Puis il le complétait, attirait l’attention de son interlocuteur sur certains de ses présupposés faux ou incomplets et lui proposait une reformulation plus complète et enrichie de liens et de connexions auxquels ce dernier n’avait pas songé. C’est particulièrement évident dans les livres interviews qu’il a accordés au journaliste allemand Peter Seewald Le sel de la Terre (1996) et Lumière du monde (2010).
La vérité de l’amour transparaît dans l’amour d’une vérité qui nous dépasse et qui se manifeste de manière objective parfois même malgré nous et contre nous : l’amour de Dieu est plus fort et plus fécond que l’image que nous nous en faisons et que les péchés que nous commettons.
C’est pour cela que la vérité de l’amour doit primer sur l’amour de la vérité.