Photo :Matt Cardy/Getty Images/AFP
A l’occasion de la parution de son livre Les hommes en trop : la malédiction des chrétiens d’Orient, l’enseignant, éditeur, essayiste et journaliste Jean-François Colosimo a donné une conférence le 15 juin 2015 à la paroise Notre Dame d’Auteuil pour éclairer l’histoire et la tragédie actuelle des chrétiens d’Orient . Le temps d’y penser vous en propose un résumé.
Le sort des chrétiens d’Orient n’est pas d’abord un enjeu partisan mais un enjeu de civilisation. Leur disparition du Moyen-Orient signifierait l’avènement d’un monde dépourvu d’intériorité, de verticalité, de culture, de conscience c’est-à-dire d’humanité.
En effet ils sont non seulement les héritiers de cultures qui remontent à l’origine du christianisme mais aussi à l’origine de l’humanité. Les chants de la liturgie copte sont les ultimes témoignages de la musique telle qu’on la jouait à l’époque des pharaons. Vous voulez avoir une idée de la langue que parlait le Christ et qui fut également la langue de communication internationale pendant des siècles entre l’Égypte et le Pakistan et qui fut utilisée par les grands empires d’Assyrie et de Babylone ? Vous le pouvez grâce à nos frères chrétiens syro-chaldéens qui ont conservé l’araméen comme langue liturgique.
Si nous sommes attachés à la protection de la nature, si nous nous inquiétons des conséquences pour la biodiversité qu’entraîne la disparition des abeilles alors combien devons nous inquiéter de la catastrophe pour la biodiversité culturelle que représente la disparition progressive des chrétiens d’Orient !
Ce serait la victoire d’un univers globalisé qui arase les différences, les nuances, la multiplicité des identités et qui, pour cette raison même commence par éradiquer ceux qui ont toujours servi de pont dans la région entre les différentes communautés, qui ont toujours été des intermédiaires et des passeurs : les chrétiens.
Pour comprendre l’enjeu et la portée du drame qui se déroule sous nos yeux il faut commencer par s’émanciper de quelques clichés qui ont la vie dure en Occident comme dans le monde arabo-musulman.
1/ Le christianisme n’est pas la religion de l’Occident
Le christianisme est une religion orientale qui a fini par gagner l’Europe après s’être implantée en Orient. Il est indispensable d’avoir cette chronologie présente à l’esprit pour ne pas alimenter la contre-vérité que répandent les jihadistes de Daech et d’ailleurs selon laquelle les chrétiens d’Orient seraient les descendants des croisés ou les fils du colonialisme européen.
Les chrétiens d’Orient ne sont pas des petits cousins éloignés et nécessiteux, ce sont nos frères aînés dans la foi. Ils étaient là bien longtemps avant l’arrivée des musulmans. Ils sont les descendants des premières communautés chrétiennes fondées par les apôtres qui ont d’abord annoncé l’évangile en Orient.
A l’époque où Pierre et Paul y sont morts en martyrs, la Rome antique n’était pas la capitale de l’Occident mais celle d’un monde méditerranée tourné vers l’Orient : ni les îles britanniques, ni la Gaule, ni la Germanie n’étaient des foyers d’innovation culturelle. Leur évangélisation progressive fut bien plus tardive que celle de l’Orient. C’est dans l’actuelle Turquie qu’ont eu lieu les sept conciles œcuméniques c’est-à-dire les conciles qui regroupaient tous les évêques de la chrétienté. Ces conciles qui, aujourd’hui encore, sont reconnus comme œcuméniques par l’Eglise catholique romaine comme par les Eglises orthodoxes.
En 301, soit onze ans avant que l’empereur romain Constantin adopte le christianisme comme religion personnelle, le roi d’Arménie avait déjà reçu le baptême et fait de son royaume le premier pays chrétien.
2/ Les chrétiens d’Orient ne sont pas en voie d’extinction depuis la conquête musulmane
Le sort de chrétiens d’Orient s’est objectivement dégradé avec l’arrivée de l’Islam et son régime d’apartheid religieuse (dhimmitude) qui concédait la liberté de culte aux chrétiens au prix d’une double imposition fiscale et de la confiscation de leurs droits politiques.
Quand les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453, ils signent non seulement la disparition de l’Empire romain d’Orient mais également l’avènement d’un nouveau peuple à la tête du monde musulman : les Ottomans se substituent aux Arabes.
Pour les chrétiens cela signifie qu’au régime de la dhimmitude s’ajoute celui du millet : désormais chaque communauté chrétienne est considérée par l’empire ottoman comme une communauté de type nationale placée sous sa souveraineté mais dont les affaires internes sont gérées par le responsable religieux : évêque, patriarche, rabbin etc.
Désormais l’appartenance religieuse détermine l’identité du peuple et les règles juridiques qui lui sont applicables… du moins dans la mesure où elles n’entrent pas en contradiction avec celles de l’islam et ne remettent pas en cause l’inégalité juridique qui régissait les rapports entre non-musulmans et musulmans : charia bien ordonnée commence par soi-même…
Les sultans s’accommodent fort bien d’une situation où la gestion des affaires courantes est déléguée localement aux chefs religieux chrétiens qui prélèvent eux-mêmes l’impôt pour le leur reverser. Cette situation présente le double avantage d’éloigner le risque de révolte en isolant les communautés chrétiennes les unes des autres et de bénéficier d’une rentabilité fiscale supérieure à celle des populations musulmanes.
Mais cela ne signifie absolument pas que les chrétiens d’Orient aient vécu jusqu’à aujourd’hui dans une sorte de léthargie mortifère à l’image de Blanche Neige. Au contraire ils ont continuellement lutté de reconquérir leurs libertés politiques. Les chrétiens d’Orient ont longtemps participé au développement culturel et politique du Moyen-Orient en symbiose avec leurs compatriotes musulmans.
La pesanteur de l’islam et son régime de dhimmitude sont moralement injustifiables mais ne suffisent pas à expliquer la situation actuelle. Le sort tragique que connaissent aujourd’hui les chrétiens d’Orient n’est absolument pas une fatalité inéluctable. Il n’était pas écrit d’avance. Il est le résultat d’un enchaînement de causes et de conséquences dans lequel la responsabilité de des puissances européennes puis des Etats-Unis est colossale.
3/ Les trois génocides chrétiens de Turquie et la responsabilité des puissances européennes
Au début du XXème siècle l’empire ottoman était peuplé à 30 % de chrétiens. Aujourd’hui ils ne représentent plus que 0,1 % de la population turque. Que s’est-il passé entre-temps ?
Ce n’est pas la conquête musulmane du Moyen-Orient qui a fait disparaître les chrétiens de Turquie mais une idéologie moderne inspirée par l’exemple de la révolution française de 1793 et par l’idéologie positiviste d’Auguste Comte : celle des jeunes-Turcs et de Mustapha Kemal Atatürk.
Si les persécutions et les massacres des Arméniens, des Grecs et des Assyriens chrétiens par les Ottomans et les Kurdes musulmans avaient commencé avant le déclenchement de la première guerre mondiale, la cause de leurs génocides respectifs est largement imputable aux calculs et aux trahisons des puissances européennes.
Les populations chrétiennes ont en effet été instrumentalisées de la manière la plus cynique possible par les puissances européennes qui les ont encouragées à se révolter contre l’empire ottoman et la jeune république turque avant de tourner casaque et de les abandonner aux mains des Turcs avec lesquels ils ont fini par trouver des accords.
Cette trahison en rase campagne est à l’origine du génocide arménien, de celui des Grecs pontiques et de celui des chrétiens assyrien. Mais surtout cette triple trahison a rendu impossible tout retour des chrétiens dans le jeu politique turc en en faisant aux yeux des musulmans de Turquie, des traîtres en puissance et des valets de l’Occident.
Génocide arménien : en 1915 la Russie encourage les Arméniens dans leur révolte contre l’empire ottoman déclinant et soutient la tentative de reconquête de leurs droits politiques avant de les lâcher brusquement. On connaît la suit : le gouvernement Jeunes-Turcs laïc inaugure le premier génocide du XXème siècle en massacrant 1,5 millions d’Arméniens.
Génocide des Grecs pontiques : en 1919 la Grèce, forte du soutien initial du Royaume-uni, de la France et de l’Italie se lance dans une guerre de reconquête des territoires peuplés de chrétiens orthodoxes et de langue grecque que le gouvernement ottoman affaibli avait cédés en Anatolie et en Thrace oriental. Mais en 1921 Français et Italiens retirent leur soutien aux Grecs, signent des traités de paix avec les Turcs, leur reconnaissent les territoires disputés et décident de leur vendere des armes pour nuire au gouvernement grec, désormais considéré comme un client du Royaume-Uni. La guerre s’achève en 1922 au bénéfice des Turcs et en 1923 ce sont 1,5 millions de Grecs d’Anatolie qui doivent fuir la Turquie et laisser derrière eux entre 450.000 et 900.000 morts, massacrés par les Turcs de 1914 à 1923.
Génocide assyrien : le génocide assyrien a eu lieu durant la même période et dans le même contexte que le génocide arménien et celui des Grecs pontiques. Il a été rendu possible par la politique du Royaume-uni qui voulait s’assurer que les grandes réserves pétrolières de la région de Mossoul feraient partie du mandat britannique de Mésopotamie (l’Irak) et non du futur État turc. Les Assyriens promirent donc fidélité à la Royaume-uni, chassèrent les Ottomans et les Kurdes de Mossoul et de sa région. Ils assurèrent au Royaume-uni le contrôle de la région. Mais en l’absence de soutien britannique ils n’obtinrent jamais le pays qui leur avait été promis et environ 300.000 Assyriens furent massacrés par les jeunes-Turcs en guise de représailles.
Ces trois tentatives de reconquête de leurs libertés politiques par les populations chrétiennes de l’empire ottoman ont été réprimées dans le sang et ont fait disparaître les chrétiens en tant que populations parce qu’elles ont été instrumentalisées par les puissances européennes qui les ont manipulées comme des pions.
4/ Les chrétiens au cœur du renouveau de l’identité arabe
Les chrétiens dits arabes sont en fait les descendants des chrétiens implantés avant l’invasion musulmane qui se sont progressivement arabisés. Tout en conservant l’usage de leurs langues et de leurs traditions liturgiques, ils ont adopté l’arabe dans la vie profane.
Ce sont notamment eux qui ont transmis l’héritage grec antique au monde arabo-musulman : pour transmettre Aristote il fallait déjà le connaître ! Ce sont ces chrétiens arabophones qui ont fait la civilisation arabe en créant une culture de la synthèse et de la transmission.
Ils ont également lutté pour pouvoir s’affirmer à l’égal des musulmans mais pas militairement. Ils ont cherché à développer le monde arabe en bonne intelligence avec leurs frères musulmans : d’abord en lançant le mouvement de la Nahda puis en promouvant le panarabisme.
Ils ont d’abord été à l’origine du mouvement de la Nahda au XIXème siècle, un mouvement de renaissance arabe moderne, à la fois littéraire, politique, culturelle et religieuse né dans le contexte de la décomposition politique de l’empire ottoman.
L’idée était de combler le retard accumulé pendant plusieurs siècles d’inertie par le monde arabe tant sur le plan technique que sur le plan des idées. Il s’agissait notamment de promouvoir le principe de la raison et la participation au pouvoir sur une base non-confessionnelle.
Les chrétiens arabophones seront ensuite à la pointe du panarabisme à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Partant du constat qu’à l’époque 1 arabe sur 10 était chrétien et 7 musulmans sur 10 n’étaient pas arabes ils ont cherché à mettre en valeur l’identité culturelle arabe pour faire émerger une société où la langue et non la religion serait le dénominateur commun. Il s’agissait d’un modèle de société alternatif et progressiste puisqu’il mettait fin de facto à l’apartheid religieux (dhimmitude).
Dans ce contexte les chrétiens étaient de gauche car ils ne pouvaient pas s’identifier à un ordre politique viscéralement discriminatoire à leur égard. Pendant la guerre froide les chrétiens palestiniens vont tenter de démontrer qu’ils sont les champions de l’identité arabe pour s’affranchir du soupçon d’être des agents de l’Occident et feront de la surenchère dans la lutte contre Israël.
Dans tous les pays arabes laïcs les chrétiens seront mis en avant à des postes politiques et diplomatiques et jouiront d’une égalité de fait avec leurs concitoyens musulmans dans des pays par ailleurs dictatoriaux comme la Syrie d’Hafez el Assade ou l’Irak de Saddam Hussein. C’est le syrien orthodoxe Michel Aflak qui fonde en 1947 le parti Baas en combinant socialisme arabe, nationalisme pan-arabe et laïcité. L’intellectuel palestino-américain Edward Wadie Saïd était un chrétien anglican de Jérusalem. Le leader nationaliste Georges Habache, fondateur et ancien secrétaire général du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), était un Palestinien de religion grecque orthodoxe. Tarek Aziz, ancien ministre des Affaires étrangères de Sadam Hussein, était un chrétien chaldéen.
5/ Les chrétiens d’Orient, premières victimes des guerres américaines
Les guerres américaines contre l’Irak et l’invasion de l’Irak en 2000 vont nuire énormément à l’image et à la situation des chrétiens arabes. Présentée comme une « croisade » contre « l’axe du mal » les guerres américaines seront perçues comme des guerres d’invasion – donc des agressions – par des Occidentaux qui se définissent eux-mêmes comme des croisés.
Pire, les gouvernements américains successifs ne cachent pas leur volonté redessiner la carte du Moyen-Orient et amènent dans leurs convois des pasteurs évangélistes qui apparaissent comme des supplétifs religieux de l’armée américaine. Le rejet dans le monde arabe est massif et les chrétiens arabes sont suspectés d’être la cinquième colonne des envahisseurs. Les attentats anti-chrétiens se multiplient en Egypte.
Les chrétiens prennent dans l’imaginaire arabe la place qui était celle des Juifs dans l’imaginaire de l’Occident chrétien : une communauté à l’allégeance toujours incertaine, spécialisée dans les métiers d’intermédiation, ouverte sur l’étranger et disposant de diasporas établies dans d’autres pays, mieux éduquée, mieux introduite dans les institutions et les centres de pouvoirs, mieux informée et faisant moins d’enfants pour mieux les éduquer. Quand des rumeurs folles se mettent à courir sur leur compte, elles reprennent les mêmes stéréotypes : ils empoisonnent les puits, ils enlèvent des petits enfants (musulmans cette fois-ci) pour les sacrifier au cours de leurs cérémonies religieuses, ils pactisent avec le diable etc.
La confiance nécessaire au projet d’une société politique fondée sur l’arabité plutôt que sur la religion recule tandis que la propagande jihadiste progresse. Les chrétiens d’Orient sont considérés de plus en plus comme des traîtres en puissance par les musulmans parce qu’ils sont considérés comme les alliés voire comme les supplétifs des puissances occidentales. Le panarabisme cède la place au panislamisme.
6/ Situation actuelle des chrétiens d’Orient
Ils sont 2 millions à s’être réfugiés en Turquie, 1 million au Liban sur une population totale de 6 millions tandis que 500.000 d’entre eux sont réfugiés en Jordanie, pays artificiel qui ne tient debout que grâce au soutien des Etats-Unis.
Dépourvus de protecteur international, dépourvus d’armées, de polices et de milices les chrétiens d’Orient sont de plus en plus menacés. Réfugiés en France ils perdent leurs repères communautaires et ne savent pas comment transmettre leur foi à leurs enfants.
Leur exil est également une catastrophe pour les musulmans d’ouverture qui se retrouvent seuls face aux jihadistes. Ces derniers sont actuellement armés par nos marchands de canons, soutenus par notre gouvernement et financés parses alliés au Moyen-Orient (l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar) qui sont également nos meilleurs clients et nos investisseurs : PSG, musée du Louvre, bailleurs de fonds de l’armée française à l’extérieur…
7/ Perspectives
La solution à la tragédie des chrétiens d’Orient est de nature politique et militaire. Il faut soutenir les puissances régionales qui ont des intérêts géopolitiques, des réseaux sur place, une connaissance du terrain, une volonté politique et de moyens : la Russie et l’Iran.
Il faut privilégier le moindre mal : Vladimir Poutine est infiniment préférable à Daech et l’Iran chiite est une puissance musulmane beaucoup plus ouverte au dialogue et beaucoup mieux disposée envers les chrétiens que les sunnites des Frères musulmans ou que les salafistes et autres jihadistes.
Pour mémoire la constitution donnée à l’Iran par l’ayatollah Khomeini prévoit que le Parlement doit compter un député juif et quatre députés chrétiens c’est-à-dire beaucoup plus que ne l’exigerait une représentativité proportionnelle au poids de ces communautés !
De plus l’islam chiite De plus l’islam chiite est beaucoup mieux disposé que l’islam sunnite au dialogue, à la culture et à l’humanité en général. Il promeut une lecture allégorique du Coran et sa vision de l’histoire est une vision ouverte : on attend le retour de l’imam caché. Il développe une culture de l’image – les enluminures persanes – contrairement à la culture iconoclaste des sunnites.
Il connaît des sanctuaires religieux féminins ce qui en dit long sur sa conception de la femme par rapport aux pays du Golfe. Il porte en lui une aspiration à la justice : c’est la religion des déshérités contrairement à celle des émirs d’Arabie saoudite ou du Qatar. Enfin, il dispose d’un clergé et d’une parole d’autorité qui permet d’avoir des interlocuteurs fiables avec qui on peut négocier des accords durables.
Chrétien orthodoxe, Jean-François Colosimo a suivi, entre 1988 et 1998, des études de philosophie et de théologie à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études (Paris), à l’Université Aristote (Thessalonique) ainsi qu’à l’université Fordham et à l’Institut Saint-Vladimir (New York). Il a aussi effectué deux séjours de recherche au mont Athos et au mont Sinaï.
Spécialiste du christianisme et de l’orthodoxie, il enseigne depuis 1990 l’histoire de la philosophie et de la théologie byzantine à l’Institut Saint-Serge. Il a également mené une carrière d’éditeur (conseiller littéraire chez Stock, directeur littéraire chez Lattès, directeur éditorial chez Odile Jacob, puis à la Table Ronde et directeur général de CNRS Éditions). Il collabore régulièrement à plusieurs médias écrits et audiovisuels.