L’expression « religions du Livre » est fréquemment utilisée par celles et ceux qui souhaitent rapprocher juifs, chrétiens et musulmans en insistant sur ce qui les rapproche plutôt que sur ce qui les sépare. Intention louable mais qui repose sur un concept faux.
D’abord parce qu’il n’existe pas de livre commun aux trois religions : l’islam considère que l’Ancien et le Nouveau testament que nous lisons sont des versions tronquées de la révélation divine antéislamique. Le judaïsme, quant à lui, ne reconnaît de caractère inspiré ni au Nouveau testament ni au Coran. Le christianisme, lui, reconnaît le caractère inspiré de l’Ancien et du Nouveau testament qu’il appelle la Bible. D’où l’ambiguïté du mot Bible qui ne désigne pas la même réalité chez les Juifs et chez les chrétiens.
Ensuite parce que la différence entre le Coran et la Bible chrétienne ne réside pas seulement dans le contenu des textes – ce qui est déjà énorme – mais également dans la manière de lire les textes. En effet le Coran se présente lui-même comme un livre unique contenant la parole exacte de Dieu. Comme le contenu inaltéré, exact au mot près, des paroles dictées par Dieu en langue arabe à Mahomet. Le Coran se présente comme incréé, présent de toute éternité.
Fort logiquement toute traduction ou interprétation constitue une altération de la perfection divine et donc une insupportable profanation : qui est l’homme pour prétendre retrancher ou ajouter quoi que ce soit à ce que Dieu a jugé bon de dire ? Le Coran ne souffre donc, théoriquement du moins, aucune traduction, aucune discussion et aucune interprétation. Je dis théoriquement car il existe désormais des musulmans qui revendiquent la possibilité de lire le Coran comme on lit n’importe quel autre texte à savoir dans son contexte. Je pense notamment aux travaux de Mehdi Azaïez (www.mehdi-azaiez.org). Mais ces musulmans sont encore des pionniers, il ne s’agit pas (encore ?) de la majorité.
La Bible au contraire ne parle jamais d’elle-même et ne définit pas son statut. Ne serait-ce que parce que la Bible n’est pas un livre mais la somme de quatre-vingt-seize livres rédigés dans trois langues distinctes – l’hébreu, le grec, l’araméen – à des époques fort éloignées et dans des genres littéraires très divers à destination de publics différents. Ces livres reflètent la culture et la mentalité de ceux qui les ont écrits : ils constituent un ensemble disparate tantôt passionnant et tantôt ennuyeux, parfois limpide, souvent obscur, quelquefois édifiant et souvent scandaleux qu’il faut patiemment décortiquer pour en extraire la parole de Dieu qui y est contenue. Rien ne semble donc justifier a priori qu’on les publie ensemble et qu’on en fasse un texte de référence.
C’est pourtant le cas : la Bible a été le fondement de notre civilisation européenne et occidentale, elle continue à l’être dans certains pays, elle détient chaque année le record du plus gros tirage éditorial au monde depuis l’invention de l’imprimerie, elle est traduite dans toutes les langues et elle continue à inspirer des vies et des vocations non seulement en Europe et en Amérique mais aussi – et surtout en Afrique, en Asie et en Océanie. On peut donc en conclure qu’en dépit des apparences il existe une cohérence propre à la Bible qui en explique le succès.
Et si le fil directeur de ces quatre-vingt-seize livres ne se situe pas dans le corps même des textes, il faut alors le chercher dans la lecture concordante qui en est faite depuis des siècles par le peuple de Dieu et que chaque génération transmet à la suivante. Pour les Juifs et les Chrétiens seule l’interprétation et l’exégèse des livres constitutifs de la Bible permettent de discerner la parole de Dieu derrière les mots qu’ont empruntés les hommes qui les ont rédigés.
Seule l’interprétation et l’exégèse donnent sens et cohérence à ce qui ne serait autrement qu’un ensemble hétéroclite de textes abscons et parfois scandaleux.
Pour les Juifs et les Chrétiens, l’interprétation de la Bible n’est pas permise, elle est requise.
Car c’est l’interprétation qui fait la Bible.
(Une précision tout de même, la thèse du Coran incréé est discutée en Islam. Même si, il est vrai, cette affirmation a tendance à dominer et à étouffer le débat théologique musulman sur le sujet.)
Sur l’importance de l’interprétation dans la lecture juive Marc Alain Ouaknin en est un témoin extraordinaire, je recommande à tous son émission « Talmudiques » sur France Culture le dimanche matin.