La prospérité des trente glorieuses avait provisoirement éclipsé les grandes questions existentielles. La fin de la guerre froide avait noyé les grands débats idéologiques dans le consumérisme. L’individualisme idéologique de l’Union européenne avait discrédité l’idée même de bien commun.
La fin de la période de croissance et d’abondance commencée au lendemain de la deuxième guerre mondiale et sur laquelle nous avions bâti notre modèle social à la française s’achève et avec elle la promesse d’une qualité de vie que, finalement, seuls les baby boomers auront pleinement vécue.
Le démantèlement programmé de notre système de protection sociale (retraites, temps et conditions de travail, assurance maladie et indemnisation du chômage) nous confronte de nouveau aux drames de la condition humaine que la génération de nos parents avait cru voués à l’oubli : l’aliénation par le travail, l’exploitation de l’homme par l’homme, la maladie et la souffrance.
Dans un contexte de chômage durable et de baisse de niveau de vie généralisée la perspective d’être mis en concurrence avec des ouvriers du tiers-monde sous-payés et exploités paraît de plus en plus inéluctable.
Contrairement à celle de leurs parents, les jeunes générations pourront de moins en moins se réfugier dans la consommation et l’hédonisme – ce que Pascal appelait déjà en son temps les divertissements – pour escamoter les grandes questions métaphysiques qui taraudent l’humanité depuis son apparition. Qui suis-je ? Que puis-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Pourquoi la douleur et la mort ? La vie vaut-elle d’être vécue ? Pourquoi ? Pour quoi ? Pour qui ?
A l’heure actuelle les questions sur le sens de la vie réapparaissent sous la forme de questions identitaires (droit des minorités, identité nationale, laïcité à la française) et morales (politiquement correct, écologie et bioéthique).
Mais si les questions ressurgissent, les réponses sur le sens de la vie individuelle se font attendre et pour cette raison même peuvent être sources d’angoisses, particulièrement pour les jeunes générations françaises qui se sentent la plupart du temps démunies car elles se sentent et peut-être se savent moins bien loties que celles de bon nombre de pays émergents.
D’abord parce que les jeunes européens de l’Ouest font partie de ces déshérités auxquels François-Xavier Bellamy a consacré un livre (Les déshérités ou l’urgence de transmettre, Plon 2014). Pour reprendre ses termes « une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner, l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine qui constituait son héritage ».
Ensuite parce qu’en tant que Français ces jeunes générations sont victimes d’une laïcité idéologique qui cherche à faire taire toutes les grandes traditions religieuses qui proposent des réponses – diverses – à ces questions. C’est la fameuse pétition de principe selon laquelle les convictions religieuses relèvent exclusivement de la sphère privée et n’ont pas le droit d’en sortir sous peine d’offenser ceux qui ne les partagent pas. Exquise pudeur dont les idéologues de la laïcité se dispensent néanmoins quand il s’agit d’exprimer des convictions politiques ouvertement anti-religieuses ou de publier des caricatures explicitement destinées à blesser ceux qui ont des convictions religieuses…
Dans un tel contexte les jeunes Français – qu’ils se sentent français ou pas – ressemblent tragiquement à Blu, l’oiseau domestique du film d’animation Rio qui, ayant toujours vécu chez sa propriétaire, ne sait pas voler et est paniqué à l’idée de rejoindre son milieu naturel pour y vivre sa condition d’oiseau. Les plus jeunes de nos compatriotes sont angoissés à l’idée une existence dont ils perçoivent les écueils mais dont ils ne voient pas le sens.
Face à ce qui apparaît à beaucoup comme une existence dont il n’y a rien à espérer la tentation est de se voiler la face…à tous les sens du terme : la tentation du djihadisme et celle de la fuite dans la surconsommation (pour ceux qui en ont encore les moyens financiers) sont les deux faces d’un même nihilisme.
Dans les deux cas c’est la tentation de la fuite : exorciser l’angoisse d’une vie absurde en se précipitant dans une mort perçue comme libératrice dans un cas, exorciser cette angoisse de la mort qui rend la vie absurde en s’étourdissant de n’importe quoi – qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse – dans l’autre.
Dans les deux cas cette fuite repose sur la conviction qu’ici-base tout est absurde et dérisoire et que la seule solution rationnelle et raisonnable est de refuser ce monde désespérant avec l’énergie du désespoir.
C’est dans ce contexte que le pape François et ses prédécesseurs appellent les chrétiens à la nouvelle évangélisation en témoignant de témoigner de l’espérance qui les habite : Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous ; mais faites-le avec douceur et respect (Première lettre de saint Pierre 3.16).
Cela consiste à signifier par sa vie d’abord et par la parole ensuite que, contre toute évidence sensible, le mal n’est pas la norme mais un dysfonctionnement tragique qui sera corrigé in fine.
Que cette conviction n’est pas d’abord le résultat d’une réflexion et encore moins d’une auto-suggestion mais la conséquence d’un événement historique : la mort et la résurrection de Jésus-Christ.
Que Dieu ne méprise pas la condition humaine (il s’est fait homme lui-même), qu’il n’est pas indifférent à la souffrance des hommes (il a lui-même été torturé à mort et à tort) et qu’il est tout-puissant (il est ressuscité).
Que tout ce que nous vivons est provisoire mais pas dérisoire.
Que nous ne marchons pas dans une vallée de larmes mais sur un chemin d’éternité.
Que si nous continuons à boiter c’est avec la certitude d’être aimés par quelqu’un qui nous attend au terme du chemin.
Mais comme ceux qui ont le plus besoin d’entendre cela sont précisément les plus angoissés et donc les plus sceptiques – on a tellement peur d’être déçus qu’on anticipe la déception en n’accordant pas sa confiance – il faut préparer le terrain et les apprivoiser préalablement.
Pour que notre témoignage soit audible il faut auparavant prendre le temps de remplacer le climat de méfiance par un climat de confiance en instaurant des relationsauthatiques et bienveillantes.
Cela suppose de la part des chrétiens qu’ils prennent l’initiative d’aimer les premiers sans attendre la réciprocité – aimer quelqu’un c’est rechercher d’abord son bien pas sa reconnaissance – et de persévérer.
A l’image de Dieu qui a fait le premier pas pour aller à la rencontre des hommes et qui ne s’est pas laissé décourager par les refus – pourtant humiliants– qu’il a essuyés.
Mais si nous mettons précisément toute notre espérance dans un tel Dieu comment faire autrement ?
Et puis si nous annonçons un Dieu d’amour comment pouvons-nous espérer être crédibles si nous ne sommes pas en mesure d’en distribuer un échantillon ?