Dans son livre-entretien intitulé Le soir approche et déjà le jour baisse
le cardinal Robert Sarah déclarait au sujet de l’état du monde et de
l’Eglise : « Je n’ai pas de programme. Quand on possède un programme,
c’est qu’on veut réaliser une œuvre humaine. L’Eglise n’est pas une institution
que nous devrions réaliser ou façonner avec nos idées. Il faut simplement
recevoir de Dieu ce qu’il veut nous donner ».
Cette remarque permet d’éclairer l’option
préférentielle du pape François pour les périphéries et de comprendre ses
initiatives qui paraissent à certains brouillonnes incohérentes ou peu
lisibles…pour ne rien dire de ceux qui l’accusent purement et simplement de
trahir le dépôt de la foi !.
Elle permet également d’éclairer le discours du 22
décembre 2014 dans lequel le pape François avait sévèrement critiqué le haut
clergé et la Curie. En dénonçant, entre autres, la mondanité, l’hyperactivité,
les rivalités, les bavardages, les calomnies et la zizanie il avait pointé du
doigt les symptômes d’un mode de fonctionnement davantage calqué sur un modèle mondain que placé
sous l’inspiration de l’Esprit saint.
Ce manque de disponibilité à l’Esprit saint nous place inévitablement sous
l’influence du Prince de ce monde et explique de nombreux échecs pastoraux, de
nombreuses décadences institutionnelles et de nombreux scandales.
Mais ce constat ne vaut pas uniquement pour les prélatures personnelles,
les congrégations religieuses, les dicastères ou la Curie. Il peut également
être étendu à certaines de nos paroisses, de nos associations de laïcs, de nos
associations caritatives, de nos établissements d’enseignement catholique et de
nos diocèses.
Les symptômes de ce mode de fonctionnement sont connus : préséance des
problèmes d’intendance sur l’évangélisation, jeux d’acteurs, réunionite aiguë,
boulimie de planification, volonté de tout organiser, problèmes internes à
régler, démultiplication de réunions, problèmes d’organisation, double discours
etc.
Ce qui est considéré comme la norme dans le monde profane devient, au sein
de l’Eglise, le symptôme que nous avons renoncé à cette disponibilité
intérieure qui, seule, permet à l’Esprit de Dieu de nous inspirer.
C’est le signe que nous avons voulu prendre nous-mêmes les commandes, à
l’image d’Adam et Eve, au lieu de s’en remettre à Dieu et de recevoir de Lui
nos priorités.
C’est le signe que nous avons renoncé aux deux boussoles que le Christ nous
avait pourtant confiées pour faire Sa volonté et porter du fruit :
observer le commandement de l’amour sans souci d’efficacité immédiate et
rechercher prioritairement le royaume des cieux sans se soucier de
l’intendance.
1/ L’amour sans idée de manœuvre
La première boussole est le
commandement de l’amour.
« Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée, c’est là le
plus grand commandement et le plus important. Mais il y en a un second, qui lui
est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tout ce
qu’enseignent la loi et les prophètes se résume dans ces deux
commandements » (Matthieu
22, 37-40).
Ce commandement n’est pas seulement le plus élevé, c’est aussi un critère
de discernement. Le critère de proximité est en effet un critère concret et non
abstrait qui, parce qu’il est concret et non abstrait, nous éclaire et nous
oblige. C’est l’antidote à l’hypocrisie, au politiquement correct et
au pharisaïsme. « Tel
philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins »…
Mais c’est surtout un critère objectif et non
subjectif. Le prochain est celui qui nous est proche… pas celui que nous
aurions spontanément choisi. C’est celui que l’Esprit saint a choisi de placer
sur notre chemin et non pas l’un de nos copains, même s’il peut peut-être le
devenir après coup. Notre prochain n’est pas nécessairement notre copain et
c’est le signe distinctif des chrétiens :
« Si vous aimez seulement vos amis qui vous aiment en retour,
pensez-vous avoir droit à une reconnaissance particulière ? Les non-chrétiens
aussi aiment leurs amis. Et si vous faites seulement du bien à ceux qui vous en
font, pourquoi vous attendriez-vous à être félicités ? Ceux qui ne sont pas
chrétiens agissent suivant les mêmes principes. Si vous prêtez seulement à ceux
dont vous espérez être remboursés, quelle reconnaissance vous doit-on ? Les
non-chrétiens aussi se font des prêts entre eux, parce qu’ils espèrent qu’un
jour, on leur rendra le même service » (Luc 6, 32-34).
Aimer son prochain ce n’est donc pas aimer ceux que l’on aurait aimé aimer
mais ceux qui croisent notre route…. et l’expérience montre que ce sont
rarement les mêmes. Cela prend à contre-pied notre manière de penser et c’est
en cela que c’est un critère de discernement de la volonté de Dieu.
Ça suppose en effet de renoncer à nous laisser guider – ou plutôt à nous
laisser entraîner – par nos affinités pour nous abandonner à une volonté qui
n’est pas la nôtre – la volonté de Dieu – qui se manifeste par des rencontres que nous
n’avons pas prévues et que nous ne pouvions pas prévoir. Ne dit-on pas que les
voies du Seigneur sont impénétrables ?
C’est la seule manière d’être fidèle à la prière du Notre Père puisque c’est la manière concrète de Lui dire :
« Que Ta volonté soit faite » au lieu de persister à Lui demander
d’exaucer la nôtre sous prétexte que nous sommes sincèrement convaincus de Lui
demander ce qui est bien.
Car même si ce que nous demandons est bien ce n’est peut-être pas opportun
ou prioritaire aux yeux de Dieu. De ce point de vue notre bonne volonté nous
aveugle quand nous nous multiplions les prières pour demander à Dieu ce qu’Il ne
juge pas juste ou opportun de nous accorder.
La persévérance que nous mettons à demander ce que nous voulons n’est alors
qu’une insistance déplacée. On persévère dans l’ornière à chaque fois qu’on
persiste à ne pas faire machine arrière ou même à accepter de faire un pas de
côté pour faire le point et observer.
Livrées à elles-mêmes nos bonnes intentions peuvent devenir diaboliques.
C’est pour cela que l’enfer en est pavé. En devenant despotiques nos bonnes
volontés font de nous des fanatiques de
notre propre volonté. Ceux qui, comme le disait André Frossard, « font la
volonté de Dieu que Dieu le veuille ou pas ! ». La
tentation, qui nous condamne à l’échec, consiste à préférer se dire « on
ne lâche rien » là où il faudrait au contraire lâcher prise, seule
solution pour que l’Esprit saint puisse avoir prise sur nous.
Faire la volonté du Père dans des situations objectivement dégradées et pour
des gens qu’on n’aurait pas choisis c’est la garantie que l’on s’efforce de
faire Sa volonté plutôt que la nôtre.
« Ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est
faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. Frères, vous qui avez été
appelés par Dieu, regardez bien : parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages
aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire,
ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de
confusion les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a
choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le
monde, ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi, pour réduire à rien ce qui
est ; ainsi aucun être de chair ne pourra s’enorgueillir devant Dieu. » (1
Corinthiens 1, 25-29)
C’est ce lâcher prise initial qui permet d’entrer
dans les vues de Dieu en étant réceptif à Son esprit qui se manifeste dans la
brise légère plutôt que dans le fracas de la tempête (Premier livre des Rois,
19 11-13a).
2/ La recherche du royaume de Dieu ou l’intendance suivra
La deuxième boussole est également très connue :
« Cherchez d’abord le royaume de Dieuetsa justice, et tout celavous sera donné parsurcroît » (Matthieu 6, 33).
Là encore le critère est l’ouverture à l’imprévu
de Dieu. A contrario quand nous nous
enlisons dans des problèmes de gestion c’est que nous avons renoncé à chercher
en priorité le royaume de Dieu. C’est alors que les problèmes d’intendance
prennent la préséance.
C’est la tentation des Israélites dans le
désert : alors que Dieu leur donnait chaque jour la manne dont ils avaient
besoin pour se nourrir en subvenant ainsi à leurs besoins, certains tentèrent
de s’affranchir de la providence de Dieu en faisant des stocks. Sans doute pour
apaiser leur angoisse du lendemain. Angoisse du lendemain qui révélait du même
coup leur manque de foi et qui aboutit à l’échec.
« Moïse leur dit : « Que personne n’en mette en réserve jusqu’au
lendemain. » Certains n’écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve
jusqu’au lendemain, mais les vers s’y mirent et cela devint infect. Moïse
s’irrita contre eux ». (Exode 16, 19-20)
Quand nous nous noyons dans l’activisme, que nous
nous perdons en stratégies – pastorales ou pédagogiques – et que nous
consacrons notre temps à chercher le meilleur positionnement vis-à-vis des
institutions politiques nous ne cherchons plus à témoigner que Dieu est mort et
ressuscité par amour pour nous et que ça change tout !
Mais ce qui est plus grave encore c’est qu’en
parlant de tout sauf de Lui nous ne L’écoutons même plus nous parler : ni
dans les Evangiles, ni dans le secret de la prière, ni par la bouche de nos
frères[1].
Nous nous soustrayons au souffle de l’Esprit saint
et nous nous essoufflons. Nous nous épuisons et nous perdons dans un
volontarisme stérile qui fait fuir ceux auxquels nous nous adressons et qui
décourage et fait souffrir jusqu’à nos propres soutiens.
De ce point de vue l’hyperspécialisation des
mouvements de solidarité catholiques dégradés en simples ONG comme la décadence
progressive de communautés plus ou moins nouvelles qui se gargarisaient de leur
charisme spécifique reflètent la même réalité : des priorités qui ne sont
pas celles de Dieu.
Qu’est-ce qui permet de l’affirmer ? Le
critère que nous a transmis Jésus-Christ : la fécondité.
« Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le
mauvais arbre porte de mauvais fruits.… Ainsi, tout
arbre sain porte de bons fruits, tandis qu’un arbre malade produit de mauvais
fruits. Il est impossible qu’un arbre sain porte de mauvais fruits ou qu’un
arbre malade produise de bons fruits. Tout arbre qui ne donne pas de bons fruits
est arraché et jeté au feu » (Matthieu 7, 19).
Quand la rumination de la Parole de Dieu, la vie
de prière et le sacrement du frère sont relégués au second rang de nos
priorités au profit d’engagements légitimes mais secondaires ces derniers
deviennent illégitimes aux yeux de Dieu à mesure qu’ils deviennent prioritaires
à nos yeux.
Le cas archétypique est celui de l’engagement
paroissial des laïcs.
Tel est le cas de l’engagement dans la préparation
au mariage qui permet à certains couples mariés de fuir ses difficultés
conjugales. Là où Dieu nous demande d’abord d’être époux – car Il s’est engagé
dans notre mariage – nous pouvons être tentés de nous fixer unilatéralement
d’autres priorités. De même pour certains adultes catéchistes qui ne parviennent
pas à transmettre la foi à leurs propres enfants faute d’être suffisamment
présents à leurs côtés dans la vie quotidienne c’est-à-dire la vie familiale
concrète.
Même la pratique religieuse peut servir à nous
éloigner de la volonté de Dieu si l’on ne met pas au premier rang de ses
priorités l’amour. « Si donc tu es en train de te rendre à l’autel pour y
présenter ton offrande et que là, soudain, tu te souviennes qu’un frère a
quelque chose contre toi, laisse ton offrande au pied de l’autel et va d’abord
te réconcilier avec ton frère, puis tu reviendras présenter ton offrande ».
(Matthieu 5, 23-24)
De ce point de vue l’hyperconsommation de
sacrements et de liturgie peut ressembler à l’hyperconsommation de médicaments
avec des effets secondaires déplorables dans le deux cas. Les fruits de la
bigoterie ne sont pas ceux de la sainteté.
« La marque par laquelle tous les hommes pourront reconnaître si vous
êtes mes vrais disciples, c’est l’amour que vous aurez les uns pour les autres ».
(Jean 13, 35)
Une grenouille de bénitier n’est pas la personne
transfigurée par la vie divine. Pourtant « Notre Dieu s’est fait homme
pour que l’homme soit Dieu » (saint Irénée) et c’est cela que nous avons à
annoncer et à montrer.
La décadence d’un certain nombre d’institutions
sur lesquelles nous comptions n’est pas un spectacle spontanément réjouissant
mais c’est le dévoilement de réalités qui étaient cachées ce qui, en grec, se
dit apocalypse. Mais c’est une
épreuve de vérité qu’il n’y a pas de raison de redouter parce que c’est la fin
de structures mortes.
Certains séminaires recrutent – ils attirent ceux
qui veulent vivre de la foi sans se préoccuper de plaire au monde – tandis que
d’autres se vident : ceux qui sous prétexte d’aller au monde ont voulu se
mettre à la mode et se sont en fait rendus au monde.
Certains établissements catholiques d’enseignement
n’ont, souvent, plus de catholique que le nom. Ils ne suscitent plus la moindre
vocation parce qu’ils ne cherchent même plus à transmettre la foi tout en prétextant que leur objectif est de former une élite
catholique. En revanche ils fournissent des bataillons de jeunes gens académiquement
bien formés aux écoles de commerce. « On ne peut servir à la fois Dieu et Mamon » (Matthieu 6, 24).
A l’inverse certaines autres écoles fleurissent – souvent
hors-contrat mais jamais hors-la-loi – à l’initiative de parents soucieux
d’élever prioritairement leurs enfants dans la foi plutôt que dans la réussite
sociale.
3/ Sub specie æternitatis
Le dernier ouvrage d’Henri Tincq, Vatican, la fin d’un monde, décrit la déliquescence d’un
pouvoir en bout de course. Mais la lecture d’un tel ouvrage ne doit pas nous
faire désespérer car la décadence d’institutions ecclésiales ne signifie pas la
disparition de l’Eglise.
D’abord parce que notre Eglise a en effet reçu les
promesses de l’éternité et que c’est pour cette raison qu’il faut considérer
les crises qui secouent l’Eglise, sub specie æternitatis, c’est-à-dire du point
de vue de l’éternité
Ensuite parce que notre Eglise n’est pas d’abord
un empilement de structures ecclésiales mais une communauté de baptisés en mouvement
vers le Christ guidée par l’Esprit saint. Notre foi est un pèlerinage terrestre
à accomplir, pas des bastions à conquérir ou des positions à tenir.
Pour peu que nous cherchions à faire d’abord la
volonté de Dieu et que nous soyons prêts à renoncer à des projets que nous
pensions conformes à Ses vues, nous marcherons à Sa suite et notre foi en Lui se
communiquera parce qu’elle brûlera en nous.
Mais une telle disposition intérieure présuppose une conversion du cœur préalable
pour que notre prière puisse correspondre à la volonté du Père.
« Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ; tu ne repousses pas, ô
mon Dieu, un cœur brisé et broyé ». (Psaume
50, 19)
Il ne faut pas s’affoler de la déliquescence des
structures ecclésiales que la vie de Dieu avait déjà désertées.
Le pape François a déjà appelé de ses vœux un
collège (apostolique) des cœurs brisés mais l’Eglise n’est pas seulement le
clergé : c’est l’ensemble des baptisés, c’est nous.
Et ce qu’il nous faut c’est une Eglise des cœurs
brisés.
[1] Non seulement des
frères de notre communauté mais également de nos frères en humanité : dans
sa parabole le Christ indique bien que ce n’est pas le pieux lévite qui
accomplit la volonté de Dieu mais le bon Samaritain…