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Olivier Chegaray : “Il ne faut pas regarder les mots, il faut regarder la personne, ce qui se passe dans son cœur”

Comme tous les pays développés le Japon est confronté au délitement du lien social et à l’atomisation de la société, particulièrement chez les plus jeunes. La crise du sens traverse la société japonaise comme toute autre société post-moderne. De ce point de vue le Japon et la France se ressemblent et les chrétiens d’ici et de là-bas sont confrontés au défi d’annoncer d’abord la Bonne nouvelle à une société qui a soif de sens mais qui est le plus souvent ignorante du vocabulaire de la foi et qui est immergée dans la culture de la consommation. Ou à celui de nouer un dialogue inter-religieux qui évite les querelles de mots pour permettre aux êtres de se rencontre en vérité et qui, a contrario, ne cède pas à la tentation de diluer les différences dans un syncrétisme dépourvu de sens. Mais le Japon est aussi un pays qui a une identité propre. La foi y germe dans une culture différent qui en fait ressortir des aspects que nous méconnaissons parfois en France. Le temps d’y penser est donc heureux de vous proposer cet entretien avec le père Olivier Chegaray des Missions Etrangères de Paris (MEP) qui vit depuis 45 ans au Japon.

Père Olivier, merci de nous recevoir dans ce lieu, le. Pourriez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Olivier Chegaray. Chegaray, c’est un nom basque. Je suis arrivé au Japon il y a 45 ans, huit ans d’abord dans le Hokkaidô, puis j’ai été appelé à Tokyo pour m’occuper des jeunes universitaires. Ici nous avons trois centres au total. Je m’occupe plus particulièrement du centre pour les jeunes, depuis 25 ans.

Shinseikaikan signifie vie et vérité. Le fondateur est un Japonais qui a donné ce lieu avant la seconde guerre mondiale. Il ne voulait pas que cela soit une structure ecclésiastique. Nous avons donc plutôt un statut ONG. J’en suis le directeur. Nous sommes laïcs et indépendants. Il y a une trentaine de personnes environ qui font vivre ce lieu.

Lors du tremblement de terre de mars 2011, nous avons été très secoués et le bâtiment a été fragilisé. Il doit être détruit à partir du mois d’avril cette année, et reconstruit dans quatre ans. C’est une situation difficile. Nous avons un contact avec l’Université Sophia qui est à côté pour un lieu de remplacement.

J’appartiens aux Missions Etrangères de Paris. C’est une société de prêtres séculiers au service d’un évêque. Je suis au service de l’évêque de Tokyo qui m’a nommé ici. Je vis aussi avec l’ancien évêque de Tokyo qui est quelqu’un de remarquable et qui a une grande audience au Japon, bien au-delà des cercles catholiques. C’est une personne très ouverte à tous les problèmes du monde. Il s’agit de Monseigneur Mori Kazuo, mais il n’aime pas du tout être appelé Monseigneur.

En France, quand je dis que je suis missionnaire, — je n’aime pas le terme mais je suis quand même obligé de le dire quand on m’interroge — ça a une très mauvaise connotation. Les gens pensent que je suis un agent de la colonisation, que je force les pauvres Japonais qui ont déjà une excellente religion… Je les laisse parler. Comment leur expliquer ? Ce n’est absolument pas ça.

Comment se passe l’accueil des jeunes ?

Les jeunes qui ont entendu des cours toute la journée attendent autre chose qu’un autre cours sur la religion. Le point de départ de nos activités est, si possible, une expérience commune sur laquelle nous réfléchissons avant d’en approfondir le sens à la lumière de l’Evangile et de célébrer ensemble la joie d’être réunis sous le regard de Dieu.

J’ai été pendant dix ans le coordinateur des étudiants catholiques pour toute l’Asie. Pendant longtemps il y a eu des échanges entre jeunes japonais et jeunes de l’Asie. C’est comme ça que j’ai pu voyager un peu partout en Asie et cela a été une expérience très enrichissante.

J’ai notamment organisé des échanges avec les jeunes Coréens pour participer à la réconciliation entre les deux pays et ça continue encore aujourd’hui, même si les jeunes ont beaucoup changé… En France aussi, je crois, les jeunes d’aujourd’hui sont très centrés sur les jeux et internet et moins ouverts à la rencontre. C’est un peu le lot de tous les pays très développés.

Vous vous occupez aussi d’un centre de recherche ?

Oui, c’est un centre de recherche sur les problèmes sociaux. Nous publions une revue six fois par an. Je porte ça à bout de bras avec quatre cinq personnes. Ce n’est pas facile. Cela ressemble un peu aux semaines sociales en France. Il y a un thème donné. Ce sont des chrétiens laïcs (journalistes, professeurs, entrepreneurs…) qui sont heureux de se retrouver pour parler. Il y a aussi des non-chrétiens.

Nous avons un séminaire par an qui regroupe une centaine de personnes. Au fond la question, c’est comment être chrétien dans le monde d’aujourd’hui. Ce centre des chrétiens laïcs est unique au Japon. Cela m’a énormément apporté. Organiser ces échanges aujourd’hui est difficile.

Je suis aussi le responsable des Missions étrangères au Japon. On a les mêmes problèmes de vieillissement et de désaffection qu’ailleurs. On s’inquiète un peu de l’avenir tout en pensant qu’il faut faire confiance. Le dimanche je suis sans une paroisse, à Koen-ji à une demi-heure en train d’ici. On est de moins en moins pour de plus en plus de travail.

Quel est le cœur du message chrétien, catholique, et comment votre grande expérience du Japon et de l’Asie a t-elle enrichi, approfondi votre foi ?

[Rires] On pourrait en parler des jours ! Je pense avoir acquis, grâce aux Japonais, une sensibilité nouvelle vis-à-vis de la nature et aussi concernant le contact humain, la beauté, le sens de la vie. En France nous avons une approche extrêmement intellectuelle de la foi et dogmatique alors que celle des Japonais est beaucoup plus intuitive, globale, et beaucoup plus généreuse aussi. Ils ont horreur de mettre des idées dans des boîtes.

Ce sont aussi des gens qui ont un regard sur la vie tout à fait différent du nôtre, un regard qui n’est pas un regard abstrait. Un regard charnel, je dirais, qui n’intellectualise pas. En France, nous sommes le peuple du logos. Ce sont les mots qui importent. Quand on a dit quelque chose, on pense que c’est vrai et que c’est la conclusion, tandis qu’au Japon tout est processus, on n’a jamais le mot de la fin.

On parle les uns avec les autres. Il y a un art de vivre ensemble très différent de la France où l’on est plus carré. Foncièrement les Japonais ne sont pas un peuple du logos, la vraie réalité est au-delà des mots. Ce ne sont pas les mots ou les idées qui comptent, mais ce qu’il y a profondément dans mon cœur qui se dévoile dans la rencontre, l’échange qui se passe sans qu’on assomme les autres, sans vouloir dire « moi je, moi je » sans arrêt ou  » moi je dis, moi je pense ».

Ici il y a une écoute plus profonde, plus patiente. On juge moins les autres finalement. C’est sur ce point là que je pense avoir le plus changé. Du point de vue chrétien, ici, je parle moins. Et surtout je ne commence pas par assommer les jeunes avec l’idée du péché.

Cette idée, présentée de manière abrupte, à mon avis, ce n’est pas l’Evangile, et c’est une grande erreur. Les Japonais culpabilisent facilement. C’est un peuple extrêmement sérieux, peut-être trop même. Souvent les gens sont tendus. Si on leur rajoute l’idée du péché, ça les tue. Nous sommes ici pour apporter l’Evangile. C’est le salut de tout l’être. C’est la bonne nouvelle qui doit créer la joie. En France je le savais intellectuellement, mais c’est ici que je l’ai compris profondément. Le péché, on en parle mais après. Les Japonais ont aussi un sens de l’incomplétude. Il y a, de plus, le pur et l’impur; c’est très important ici.

Il faut aussi dire que le logos est un défaut qui a ses qualités. En France on interroge beaucoup, on questionne souvent. On pense qu’il y a une vérité et qu’on doit y aller, tandis qu’au Japon il y a un syncrétisme énorme. Tout est dans tout et souvent on est dans l’entre-deux, dans le vague, sans conclusion.

C’est un peu la faiblesse du Japon. On a peur d’arriver à une conclusion pour ne pas mécontenter des gens ou les rejeter. Finalement la France et le Japon sont deux pays qui se complètent admirablement. Il faudrait envoyer des millions de Japonais en France et des millions de Français au Japon.

C’est un projet d’avenir… !

[Rires] Oui… Les Français, je crois, ont encore beaucoup à apprendre sur le plan humain. Mais en même temps les Japonais peuvent être très durs entre eux. Il y a des situations où le rejet de l’autre est plus fort qu’en France, lorsque par exemple quelqu’un ne parvient pas à s’adapter.

Mais en général il y a une attention à l’autre, un savoir-vivre, une manière de résoudre les conflits en interrogeant tout le monde, qui pour moi est extrêmement intéressante. En France la décision vient souvent d’en haut. Au Japon on se consulte davantage.

Comment êtes-vous arrivé au Japon ?

J’étais étudiant à la Sorbonne. Je suis passé un jour dans la rue du Bac. J’ai vu les Missions étrangères. Je suis entré… mais je n’ai pas choisi le Japon. Je n’avais aucune idée d’un pays en particulier mais je voulais aller en Asie, sans trop savoir pourquoi. A cette époque on était affecté à un district pour la vie. Pour moi ce fut celui d’Hokkaidô. Puis l’évêque de Tokyo m’a appelé ici.

Mon obéissance et les choix de mon supérieur se sont révélés excellents pour moi. Je n’ai jamais eu la moindre difficulté à vivre au Japon. La nourriture me va totalement. Je suis Normand de naissance et il y a quelques ressemblances avec la mentalité d’ici. Mais j’ai des confrères qui ont beaucoup de mal à se faire au Japon. Ils sont trop logiques, trop impatients. Au bout d’un moment ils reviennent en France.

Moi, je n’ai jamais eu envie de rentrer en France, et je me suis fait des amis ici, Jean-François Sabouret [sociologue français spécialiste du Japon] notamment qui m’a beaucoup aidé. Il m’a apporté sa grande connaissance du Japon, son regard lucide. C’est quelqu’un de très ouvert. Dans le Hokkaidô il y avait les « salons Sabouret ». Avec ses interrogations il m’a sorti du ghetto catholique et cela m’a fait beaucoup de bien. J’ai beaucoup d’estime et d’admiration pour lui. J’y ai aussi connu Augustin Berque [géographe, philosophe et grand connaisseur du Japon].

Que pensez-vous du dialogue inter-religieux ?

Je me suis beaucoup intéressé au bouddhisme. Pendant dix ans, j’ai fait du zazen toutes les semaines avec un groupe et des bonzes. Nous avons d’excellentes relations avec les bonzes. Ce sont des gens respectueux, d’une générosité et d’une ouverture extraordinaire. Je n’ai jamais ressenti une quelconque inimitié. A chaque fois qu’on allait dans un temple, le bonze nous disait de surtout continuer à faire la messe. J’ai connu des grands bonshommes d’une simplicité désarmante.

Je me rappelle notamment d’un bonze d’un rang très élevé dans la hiérarchie de l’école Zen, qui, un jour, m’a invité chez lui. Et après le repas, il me propose de m’appendre les origamis, et il me dit: figurez-vous que je fais des origamis de la Vierge Marie. Toute la journée nous avons fait des origamis. Nous n’avons pas parlé de problèmes théologiques ardus. La rencontre fut heureuse.

En même temps les séances de zazen sous sa direction étaient sévères. Il était dur, et sans doute il le fallait avec moi. Aujourd’hui j’ai moins le temps de faire ces rencontres et je le déplore.

Est-ce que cette ouverture au bouddhisme, à l’école du bouddhisme Zen par exemple, est partagée par vos confrères ou bien est-ce quelque chose qui vous est propre ?

Mes confrères m’ont toujours approuvé. Et j’ai eu un confrère qui était beaucoup plus avancé que moi dans ce domaine. Tous les matins il faisait zazen. Cela dit, ici, la paroisse est très fermée. On fait de la pastorale. Mais les contacts avec les prêtres japonais sont bien meilleurs qu’avant. Il y a plus d’échanges. Avant les années 1990, on peut dire que chacun restait un peu dans son coin.

Les mots de la Bible, comment les retrouvez-vous dans la langue japonaise ?

Ce sont des mots qui ne leur disent d’abord rien du tout: la rédemption, la trinité, l’agneau de Dieu, le prophète. Mais en cherchant bien on trouve quand même des équivalents. La principale difficulté est de traduire le mot Dieu au sens où nous l’entendons, parce qu’un Dieu personnel, ici, ça ne va pas du tout. On emploie le mot kami, kamisama, qui fait partie du vocabulaire polythéiste japonais.

Mais sur le plan de l’expérience, de la prière, on se rejoint tout à fait. Dans les temples, les gens, les dames qui prient comme ça [Père Olivier fait le geste de la prière], qui disent kamisama elles croient comme nous, le cœur est le même.

Il ne faut pas regarder les mots, il faut regarder la personne, ce qui se passe dans son cœur. La source est la même. Pour moi c’est important de partir des personnes plutôt que des dogmes, même si les dogmes sont importants aussi.

Il y a des pierres d’attente qui font que les mots de la Bible rejoignent la recherche des gens. Ce ne sont pas des mots rares, excepté l’agneau de Dieu. Il n’y a pas d’agneau au Japon ! Mais il suffit de leur montrer une image et ça va très bien. Les Japonais aiment beaucoup les paraboles et beaucoup de gens veulent lire la Bible.

Ce que j’ai toujours admiré chez les Japonais est leur profond respect pour les prêtres et les hommes de religion, et ce, même lorsqu’ils ne croient pas. La seule chose à éviter avec eux, c’est l’humour français. Les plaisanteries gauloises, ça ne passe pas du tout.

Le culte des ancêtres, dans les maisons, c’est quelque chose qui vous touche ?

Enormément. Le culte des ancêtres est quelque chose de commun à toutes les religions. La communion des saints, c’est ça : les ancêtres sont là et on y croit. Les enterrements sont très importants. Au Japon ils durent trois jours en général et c’est le prêtre qui les fait. On fait l’office du bonze pour les chrétiens et même parfois pour des non-chrétiens.

Le problème, ce sont certains mariages catholiques. Les Japonais adorent la liturgie catholique et il y a des Américains qui se déguisent et qui font de l’argent avec ça. Il y a eu de grosses erreurs à ce sujet. Le mariage, c’est un sacrement. Aujourd’hui l’Eglise pose des conditions beaucoup plus strictes.

Qu’auriez-vous envie de dire aux catholiques en France ?

Je rentre en France une fois tous les quatre ans, pendant deux mois et j’ai donc une très modeste expérience de ce qu’est la France d’aujourd’hui et de la vie des jeunes catholiques. C’est pour cela qu’il m’est difficile de parler d’expérience.

Néanmoins j’ai une famille nombreuse qui vit en France (j’y ai des frères et des neveux) et j’ai participé six fois aux Journées Mondiales de la Jeunesse ce qui me permet quand même de me faire une petite idée de ce que vivent les jeunes catholiques en France actuellement. Je peux essayer de répondre à votre question en m’appuyant sur ce vécu là.

Je crois que le contexte dans lequel ils vivent est dur. Ils vivent dans une société frappée de plein fouet par une crise économique et sociale, par un chômage important et qui souffre d’une perte des repères auquel s’ajoute un athéisme agressif ou moqueur d’une partie de la population).

En revanche il y a quelque chose de positif c’est qu’ils ont la possibilité (démocratie, liberté d’expression et de manifestation) et les moyens (sites Internet, blogs, forums) de s’exprimer. Il existe, je crois, de vrais débats.

Au Japon il y a un repli sur soi qui m’inquiète beaucoup et un suicide des jeunes. Certains jeunes s’éteignent. On a énormément de dépressions. Ce sont des jeunes qui n’arrivent pas à communiquer, qui n’ont pas d’amis.

Il n’y a pas vraiment de problème de chômage. L’emploi, c’est dur, c’est un peu la porte étroite: il y a des gens qui sont mis de côté, c’est vrai, mais un jeune qui en veut, ici, trouve toujours au moins un petit boulot. Non, c’est un problème d’envie de vivre: pas envie d’avoir une petite amie par exemple. Il y a aussi des filles très indépendantes qui ne s’intéressent pas aux garçons.

Il me semble qu’en France il y a plus de communication et de rébellion. Mais les jeunes catholiques me disent qu’en France ils n’ont aucun repère. Alors ils se raccrochent aux communautés nouvelles. Ils sont très conservateurs et même parfois un peu catho-facho. Je les trouve très fragiles, beaucoup plus que nous l’étions.

Pourriez-vous nous recommander quelques livres ?

Il y a les livres de Monseigneur Mori. J’aime aussi beaucoup les livres de Jeffrey Eugenides. En ce moment je lis l’excellent Anticathéchisme pour un christianisme à venir, écrit par une femme sous le pseudonyme de Pietro de Paoli.

Il y a aussi Kawai Hayao qui est traduit en français, en anthropologie. Les grands écrivains, philosophes se font rares. J’ai beaucoup apprécié les livres de Jean-Luc Marion. J’ai essayé de les faire connaître.

Quelques mots sur la catastrophe nucléaire de Fukushima ?

On a un groupe de volontaires, des équipes de vingt qui y vont pendant deux ou trois jours. J’y vais régulièrement aussi. Au début c’était du nettoyage. Maintenant ce sont davantage des fêtes et de l’écoute.

Dans les campements provisoires les gens sont dans une grande solitude. L’Eglise catholique y a donné un excellent témoignage et sans y faire de prosélytisme.

Père Olivier, nous vous remercions infiniment pour cet entretien.
Tokyo, le 22 janvier 2014
Propos recueillis par Pierre Godo et Yuuko Suzuki.

Pierre Godo est agrégé de philosophie et poète. Ses recherches portent sur l’art, la foi et la spiritualité extrême-orientale. Il enseigne le français et la philosophie à l’Athénée Français de Tokyo.

Yuuko Suzuki est artiste peintre. Elle a vécu 26 ans à Paris.

Elle a peint la calligraphie qui illustre l’article : shin (vérité) et sei (vie) que l’on retrouve dans Shinseikaikan.

On ne peut pas à la fois déréguler par principe et défendre la vie

Lors des assises du mouvement Ecologie Humaine, le philosophe François-Xavier Bellamy – auteur du remarquable essai sur la rupture de la transmission intitulé Les Déshérités – faisait observer que le petit de l’homme était sans doute le plus vulnérable de toutes les espèces vivantes.

Contrairement aux petits des animaux il reste vulnérable pendant de très nombreuses années après sa naissance et ne peut devenir viable que grâce à une organisation sociale construite sur ses besoins fondamentaux c’est-à-dire autour de sa vulnérabilité intrinsèque.

Tenir compte de notre propre vulnérabilité est donc la condition sine qua non pour pouvoir tenir compte de la vulnérabilité d’autrui. C’est le fondement de la protection de la vie humaine de la conception à la mort naturelle.

Mais si nous croyons vraiment cela alors ne sommes-nous pas tenus de défendre la vie jusqu’au bout et pour de bon  ?

Si la défense de la vie doit aller de la conception à la mort naturelle, alors ne passe-t-elle pas également et inévitablement par la défense de la vie après la naissance et avant la maladie conduisant à la mort ?

Si nous prétendons défendre la vie jusqu’au bout et pour de bon alors l’organisation de la vie collective à partir des besoins fondamentaux des plus fragiles et de nos vulnérabilités communes n’est pas plus négociable que dans le cas des nouveaux-nés ou des enfants à naître.

En d’autres termes la défense de la vie passe inévitablement par l’adoption, la défense et la promotion de mesures qui limitent la volonté, les intérêts et les appétits des plus forts et des plus habiles pour protéger les intérêts vitaux des plus fragiles.

Si l’on veut rendre viable la vie des plus vulnérables alors il faut assumer le choix politique que constitue l’adoption de mesures régulatrices. Il  faut alors  être cohérent jusque dans son bulletin de vote.

On peut poser la question autrement : la dérégulation par principe – c’est-à-dire sans discernement prélable sur ses conséquences  –  est-elle compatible avec la défense de la vie ?

La dérégulation a priori c’est, par exemple,  le refus a priori d’accorder des aides publiques à ceux qui ont fait le choix de fonder une famille – cellule de base de la société – et aux mères célibataires qui ont eu le courage de garder leur enfant malgré le départ de leur compagnon.

La dérégulation au nom de la liberté c’est aussi celle qui démantèle les systèmes de santé publics  déjà existants ou qui s’oppose à la mise en place de tels systèmes  afin de garantir que la santé soit un marché comme les autres. Un marché libre, régi par la seule loi de l’offre et de la demande. Un marché donc où les institutions prodiguant des soins médicaux n’auraient aucune obligation (ou le moins possible) de pratiquer des soins accessibles à toutes les familles qui en ont besoin sans pour autant en avoir les moyens.

La dérégulation à l’exclusion de toute autre considération c’est la suppression ou l’affaiblissement des réglementations qui protègent les droits des particuliers face aux intérêts des grands groupes. C’est la déréglementation qui donne à la grande distribution la possibilité d’étrangler les agriculteurs (quitte à les pousser au suicide), d’empoisonner les consommateurs (production agricole traitée aux pesticides et aux insecticides) et de laisser un environnement impropre à la vie (nappes phréatiques polluées par l’élevage intensif des porcs). La déréglementation dans ce cas n’est que la traduction d’un rapport de forces favorable aux grands groupes et aux normes communautaires. Un rapport de forces qui leur permet d’imposer à l’Etat des règles du jeu plus lâches pour favoriser leurs intérêts

La dérégulation comme seul horizon politique c’est l’abandon de toute barrière de protection qui prive les travailleurs français de leur moyen de subsistance (leur emploi) pour que des travailleurs étrangers puissent être exploités dans des ateliers de misère et  vivre, en famille, dans la misère.

La dérégulation au nom d’un avenir meilleur est toujours réclamée par le loup au nom de la liberté de croquer et elle est toujours dénoncée, mais d’une voix beaucoup moins audible, par les agneaux au nom du droit à exister.

Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui protège la vie. L’anarchie étant le stade suprême de la liberté des plus forts elle aboutit nécessairement à la loi du plus fort.

Je ne pense donc pas que l’on puisse défendre la vie quand on vote – par habitude ou par conviction – pour des partis qui promeuvent la dérégulation non pas au cas par cas mais par principe : l’anarchie n’est-elle pas au sens étymologique du terme l’absence de règles ?

Je crois que si l’on veut défendre la vie sincèrement et sans naïveté il faut commencer par s’interdire de voter pour ceux qui considèrent la dérégulation comme un objectif politique plutôt que comme un outil au service d’objectifs politiques.

Je crois qu’en conscience et par souci de cohérence, on ne peut pas à la fois prétendre protéger la vie et voter pour un parti qui veut déréguler par principe.

Que ces partis le fassent au nom des lendemains qui chantent ou par résignation, au motif qu’il n’y aurait pas d’autre choix, ne change rien au problème.

Comme disait Bossuet « Dieu se rit des hommes qui maudissent les causes dont ils chérissent les conséquences ».

Je crois que si l’on veut défendre la vie sincèrement et sans arrière-pensée partisane il faut commencer par s’abstenir de voter pour les candidats ou les partis qui veulent déréguler par principe. Alors seulement on pourra entamer un travail de jugement prudentiel et commencer à exercer son discernement pour déterminer quels candidats et quels partis sont les meilleurs…ou les moins mauvais.

Mais une chose me paraît claire : pour qui veut défendre la vie, se contenter de voter pour un candidat uniquement parce qu’il se déclare pro-vie est une manière de faire l’impasse sur les vrais enjeux et de s’acheter une bonne conscience à peu de frais.

Si l’on veut défendre la vie jusqu’au bout et pour de bon alors il faut être cohérent jusque dans son bulletin de vote.

Un Patriot Act à la française

A la suite des attentats islamistes qui ont marqué le début de l’année 2015 le gouvernement a proposé un projet de loi sur le renseignement qui élargit énormément les possibilités légales d’interception des services de renseignement.

L’argument invoqué est que la loi de 1991 sur les interceptions serait devenue obsolète puisque conçue avant l’apparition d’Internet. Il serait désormais indispensable pour la sécurité de nos concitoyens de pouvoir déceler en amont les terroristes avant qu’ils ne passent à l’acte.

Mais derrière ce discours, en apparence rationnel et légitime, se cache une imposture très, très, très lourde de conséquences.

Déni de réalité…

Nos autorités font en effet semblant de croire que nos services de lutte anti-terroriste sont entravés par un manque de moyens juridiques et techniques alors que ce sont les dysfonctionnements au cœur même de l’appareil d’Etat qui sont en cause.

Le péché originel des gouvernements successifs – de la DCRI voulue par Nicolas Sarkozy à la DGSI que François Hollande a prétendu réformer – est d’avoir accrédité l’idée selon laquelle les attentats se produisent parce que les services spécialisés ne peuvent pas détecter en amont les individus dont le profil laisse supposer qu’ils pourraient passer à l’acte. Raisonnement convaincant…en apparence seulement.

Car quand on y regarde de près on s’aperçoit que Mohamed Merah était déjà connu et fiché par la DCRI, que les frères Kouachi et Amédy Coulibaly étaient connus mais non suivis de la DGSI et que Sid Ahmed Ghlam faisait déjà l’objet d’une fiche S de la DGSI.

Paradoxalement le ministère de l’Intérieur a décidé de se mettre à l’école de l’Education nationale : à chaque fiasco on escamote la question des dysfonctionnements, des responsabilités à établir, des méthodes à employer et de la réorganisation des services pour mieux dénoncer le manque de moyens.

Cette rhétorique classique de l’Education nationale est celle qui empêche tout retour d’expérience et qui permet d’éviter à certaines catégories de fonctionnaires de rendre des comptes : pédagogues auto-proclamés et indéboulonnables dans un cas, commissaires de police formant un réseau extrêmement résilient de responsables dispensés d’assumer leurs responsabilités de l’autre.

Le problème n’est donc pas lié à un manque de moyens, il est dû aux dysfonctionnements à répétition de la DGSI et de sa version antérieure la DCRI. Le problème est intrinsèque à l’Etat et le gouvernement actuel veut nous faire croire qu’il peut être résolu de l’extérieur.

et refus d’assumer ses responsabilités régaliennes

Ce projet de loi permet au gouvernement d’éluder les problèmes urgents et décisifs : la réforme de la DGSI, la réorganisation des services de lutte anti-terroriste et la répartition de leurs compétences.

Pourtant ce rôle d’arbitre est un rôle que lui seul peut tenir. Nul autre que lui ne pourra jamais faire à sa place est de réformer en profondeur nos services anti-terroristes et régler tous les dysfonctionnements qui les paralysent actuellement : qui d’autres pourrait couper des têtes au plus haut niveau et imposer les réformes nécessaires qui mettraient un terme à la guerre des services en supprimant les baronnies et les intérêts catégoriels ?

La loi sur le renseignement est un leurre qui permet au gouvernement de démissionner de ses responsabilités ce qui est au sens littéral du terme criminel puisqu’elle sacrifie la sécurité de la population sur l’autel d’intérêts catégoriels.

Mais le gouvernement démissionne également parce qu’en cherchant à faire adopter sa loi sur le renseignement il détourne l’attention pour faire oublier ses propres compromissions politiques avec lceux qui nourrissent l’islamisme.

Qui peut raisonnablement penser qu’un gouvernement qui obéit docilement aux injonctions géostratégiques d’Obama et qui définit sa diplomatie pour permettre à son lobby militaro-industriel de vendre des armes aux pays qui sont les bailleurs de fonds du terrorisme jihadiste (Arabie saoudite, Qatar etc.) peut lutter efficacement contre les islamistes ?

Qui peut raisonnablement penser qu’un gouvernement qui n’a pas le courage politique de se brouiller durablement avec des pays du golfe et du Maghreb pour faire valoir son droit de regard sur la nomination des imams et le financement des mosquées en France peut lutter efficacement contre les islamistes ?

Puisque les objectifs affichés ne correspondent pas aux objectifs réels alors la question se pose : à qui profit e le crime ? La réponse est double : au groupe Thalès d’abord et aux gouvernements – actuels et à venir – ensuite.

Un dispositif qui bénéficiera à Thalès, pas à la sécurité des citoyens

Si le gouvernement a les moyens de faire passer une loi autorisant l’écoute généralisée de l’ensemble de la société il n’a pas en revanche les moyens techniques de procéder lui-même à de telles écoutes.

C’est pourquoi il sous-traite cette tâche, ô combien régalienne, à l’industrie de la sécurité privée. C’est ce qu’il a fait en créant une Plate-forme Nationale des Interceptions Judiciaires (PNIJ) dont il a confié la gestion à Thalès qui se retrouve de facto le détenteur réel et unique des données les plus sensibles.

Certes il sera tenu de les fournir au gouvernement mais le gouvernement ne sera pas en mesure de l’empêcher de conserver, d’utiliser ou de revendre à sa guise celles qu’il aura décidé de ne pas transmettre. In fine le détenteur réel de ces données sera le conseil d’administration de Thalès. Et si demain Thalès se faisait racheter par les Chinois ou les Américains ?

Thalès est devenu l’interlocuteur unique de l’Etat en la matière et sera donc le bénéficiaire exclusif des prestations qu’il lui facturera. Et pour pouvoir facturer le plus de prestations possibles il faut élargir le plus possible le domaine des interceptions légales. Les lobbyistes de Thalès sont en train de réussir à faire adopte un Patriot Act à la française 14 ans après les lobbies militaro-industriels du gouvernement Bush.

Des Renseignements Généraux version 2.0

Si l’opération bénéficie d’abord à Thalès elle bénéficie ensuite au gouvernement actuel et ne sera jamais remise en cause par les suivants auxquels cette loi fournira un substitut aux défunts Renseignements Généraux.

Ce substitut sera à la fois beaucoup plus discret, ratissera beaucoup plus large et ses résultats seront beaucoup plus fiables. On passera directement des inspecteurs Dupond et Dupont à Matrix…

Les partis d’opposition feront ce qu’ils ont toujours fait à l’époque des Renseignements Généraux et du SDECE (l’ancêtre de la DGSE) : ils les dénonceront comme des atteintes intolérables à la démocratie tant qu’ils seront dans l’opposition et les utiliseront à leur profit dès qu’ils seront au pouvoir.

Pourtant la résurrection d’une police politique 2.0 gérée par le privé ne menace pas vraiment notre démocratie puisque celle-ci est morte le 13 décembre 2007 à Lisbonne quand Nicolas Sarkozy a fait ratifier par un traité le projet de constitution européenne que le peuple français avait rejeté par referendum.

Mais si la démocratie n’a plus rien à craindre la société civile, elle, a encore tout à redouter.

Désormais la surveillance de la population sera déconnectée du risque de préparation d’un acte terroriste ou criminel. Ce sera désormais l’opinione jugée déviante qui fera l’objet d’une surveillance. Et par qui l’opinion sera-telle jugée déviante ?

Par des fonctionnaires qui relaieront scrupuleusement les instructions du gouvernement du moment. Ces instructions seront elles-mêmes le produit d’un rapport de forces entre différents intérêts partisans (idéologiques, catégoriels et financiers) auxquels plus rien ne fera contre-poids et que plus rien ne limitera.

Tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, contestent l’organisation ou les orientations de la société actuelle seront sous surveillance : les opposants aux dérives bio-éthiques déjà engagées (avortement, euthanasie, eugénisme, manipulations génétiques), les défenseurs de l’environnement (agriculture raisonnée, décroissance, opposants aux pesticides et aux quotas de production), les partisans d’une économie locale par opposition à l’économie de casino (circuits courts de distribution, refus du monopole de la grande distribution) etc.

Les partisans de la Manif pour tous s’inquiétaient d’avoir été infiltrés et fichés par les services de l’Etat. Qu’ils se rassurent ce sera désormais une certitude et ce sera fait de manière beaucoup plus professionnelle qu’avant…

Aimer n’a rien de spontané

L’inégale répartition des tâches ménagères au sein du couple constitue fréquemment un sujet d’incompréhension et les disputes qui en résultent ne sont prosaïques qu’en apparence.

Elles révèlent en effet une vérité plus profonde : la vie de couple n’est pas une construction spontanée et il n’est pas facile de développer une relation qui s’approfondisse avec le temps et qui, en même temps,  aide chacun à croître en amour et en vérité.

Mais les disputes domestiques constituent paradoxalement une occasion d’apprendre très concrètement à aimer cet autrui qui est tour à tour et souvent en même temps extraordinarement et insupportablement…autre.

Ces disputes en apparence triviales sont en réalité vitales car elles constituent autant d’opportunités pour convertir notre cœur et donc pour apprendre à aimer un peu mieux.

Démonstation.

Les hommes ont généralement un seuil de tolérance au désordre et à la poussière plus élevé que celui des femmes et ils se projettent moins facilement qu’elles dans l’avenir. Par conséquent ils anticipent moins leurs propres besoins.

Ces tendances sont des tendances lourdes : elles préexistent à la formation du couple et ne disparaissent pas sous prétexte qu’un homme et une femme décident d’emménager ensemble ou de devenir parents.

En fait rien ne change vraiment chez l’homme ou chez la femme : ni la sensibilité à l’environnement, ni le niveau d’exigence, ni les réflexes.

Là où madame verra un désordre intolérable et un niveau de saleté insoutenable appelant des mesures énergiques et immédiates, monsieur ne verra rien d’insupportable. Dans le meilleur des cas il trouvera le diagnostic largement exagéré et dans le pire des cas – qui est également le plus fréquent – il ne verra même pas de quoi on lui parle.

C’est donc seule que madame prendra l’initiative du rangement et du ménage. Si on lui demande pourquoi elle se charge de l’essentiel des tâches domestiques, la probabilité est très forte qu’elle réponde : parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse. Réponse sincère mais inexacte. La réponse exacte serait plutôt : parce que je voudrais que les choses soient faites maintenant et pas plus tard.

En fait madame gère son foyer comme si elle était encore célibataire : elle n’a rien changé de ses habitudes ni de son niveau d’exigences. Ce faisant, et tout en étant persuadée du contraire, elle se comporte exactement comme monsieur qui, lui non plus, n’a pas changé ses habitudes ni modifié son comportement. Sauf qu’il le vit mieux puisqu’il en fait moins.

Ce constat nourrit chez madame un sentiment d’injustice et de rancœur. Ce mélange n’a rien d’étonnant mais il est d’autant plus détonant que, la plupart du temps, monsieur ne se doute de rien. Et quand madame lui adresse des reproches d’autant plus vifs qu’elle les a gardés longtemps, monsieur tombe des nues. Il ne comprend vraiment pas ce qu’elle lui reproche et se demande sincèrement où est ce problème qu’il ne le voit pas.

Madame, elle, voit très bien où est le problème. C’est tellement évident ! C’est tellement évident qu’elle ne peut même pas concevoir que monsieur ne le voie pas. Fort logiquement elle en conclut que si monsieur s’obstine à prétendre le contraire c’est qu’il s’obstine à nier l’évidence. Non seulement il est fainéant mais en plus il est de mauvaise foi ! ! !

Le dialogue de sourds peut alors commencer :

Lui : Mais pourquoi m’agresses-tu pour cette histoire de verre laissé sur la table du salon ? C’est odieux de me prendre à partie ainsi. Je ne t’ai rien fait !

Elle : Justement tu ne fais rien. C’est toujours moi qui fais tout dans cette maison.

Lui : Mais je ne t’ai jamais demandé d’en faire autant !

A ce stade d’incompréhension, madame et monsieur se trouvent à la croisée des chemins : soit ils campent sur leur position et s’enferment dans le silence jusqu’au prochain conflit, soit ils décident d’en parler.

Dans le premier cas ils risquent se laisser entraîner dans le cycle infernal des reproches mutuels et des accusations croisées.

Madame maudira la paresse et l’hypocrisie de monsieur qui, objectivement, continuera de lui laisser tout faire et ne s’en porte pas plus mal. Monsieur, lui, comprendra de moins en moins que madame se charge de tâches ménagères dont l’urgence ne lui saute pas aux yeux et dont la fréquence lui paraîtra complètement délirante. Il finira par renoncer à comprendre et le silence s’installera, entrecoupé de scènes de ménages pénibles. La vie de couple finira par se par se dissoudre naturellement faute de n’avoir plus rien à échanger que des récriminations.

Dans le second cas ils peuvent raisonnablement espérer qu’à force de discussions, d’explications et d’écoute ils parviendront à se mettre d’accord sur une règle du jeu commune qui permettra à l’avenir de conjuguer spontanéité et sérénité. Un tel accord sera le résultat d’une négociation c’est-à-dire le fruit d’un compromis, à l’image d’un peuple qui se dote d’une constitution politique.

Il ne satisfera pas toutes les aspirations spontanées de madame et de monsieur mais il permettra à leur relation de progresser au fur et à mesure que chacun sortira de lui-même pour se décentrer et intégrer dans ses choix le point de vue et l’intérêt de l’autre.

C’est à ce prix que leur relation deviendra une relation d’amour et non plus simplement ou d’abord une relation de confort dans un cas et de domination dans l’autre.

Un tel modus vivendi est le résultat d’une construction, souvent laborieuse et jamais achevée. Un compromis se construit, à l’image de la vie de couple elle-même. On n’a jamais fini d’apprendre à aimer et cet apprentissage n’a rien de très spontané.

Aimer n’est en effet jamais facile et rarement confortable :  nous avons tous spontanément envie d’être aimés mais nous n’avons pas spontanément envie d’aimer.

Pourtant aimer est notre vocation à tous, que l’on vive en couple ou pas…

J’ai besoin que quelqu’un me montre le chemin

Dans la culture contemporaine la volonté consciente est trop souvent surévaluée.

L’usage que je fais de ma volonté consciente fait de moi un homme libre et un citoyen de plein droit mais ce n’est pas elle qui prescrit ce qui me garde en vie. C’est tellement vrai qu’on n’y pense pas. Ou plus. Pourtant l’expérience quotidienne l’atteste.

Mon cœur bat sans interruption et sans s’embarrasser de mon consentement. Heureusement pour moi ! Mon organisme gère de lui-même les processus normaux (respiration, digestion, excrétion) qui me maintiennent en vie sans que ma volonté soit ne serait-ce que consultée ou informée.

Mon corps m’envoie des messages pour que je tienne compte de mes besoins vitaux (dormir, manger, boire), lance automatiquement l’alerte quand le danger approche (stress) et déclenche des procédures d’urgence quand il est imminent (réflexes de survie). A chaque instant mon corps prend pour moi des décisions vitales sans me consulter.

Parallèlement à mon intelligence consciente une autre intelligence est à l’œuvre en moi. Une intelligence qui n’obéit pas à ma volonté. Comme disait Nietzsche Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse.

Mon corps n’est pas seulement doué d’une intelligence qui lui est propre mais également d’une volonté propre susceptible d’entrer en conflit avec ma volonté consciente.

Saint Augustin lui-même constatait qu’il était maître de ses désirs et de ses pensées dans la journée mais que la nuit venue il ne maîtrisait plus rien. Ses pulsions sexuelles et son imagination prenaient le pouvoir quand il dormait en l’absence même de stimuli extérieurs.

De manière plus générale tous ceux qui ont connu ou qui connaissent l’addiction – à l’alcool, au tabac, aux médicaments aux endomorphines (pour les sportifs compulsifs) ou aux produits stupéfiants – font la même expérience : le corps se cabre pour obtenir ce qu’il réclame quand la volonté consciente le lui refuse. Il entre en rébellion et déclenche une véritable guerre civile intérieure qui met aux prises deux volontés distinctes.

Ma volonté consciente ne me résume pas.

Elle n’est qu’une partie de moi. Elle peut être concurrencée par l’intelligence que déploie mon corps et être contestée par la volonté que mon corps lui oppose.

Mais elle peut également être contestée dans ses prérogatives : le monopole qu’elle revendique sur l’usage de ma liberté lui est contesté par quelque chose qui lui échappe, quel que soit le nom qu’on lui donne (inconscient, âme ou conscience).

Les songes que je fais pendant le sommeil ne sont pas dictés par ma volonté consciente puisque celle-ci elle est précisément débranchée.

Les actes manqués et les lapsus qui me trahissent aux yeux du monde révèlent également à moi-même des désirs que ma volonté consciente avait niés et qui ressurgissent de manière inattendue.

Ils me révèlent à moi-même.

La somatisation de mes émotions traduit physiquement la réalité d’un conflit psychique que ma volonté consciente ne peut/veut pas (re)connaître.

Sans parler de cette voix qui murmure à mon intelligence ce que ma volonté ne veut pas entendre, qui me reproche ce que je sais et que je ne supporterais pas d’entendre de la bouche d’une personne extérieure.

Cette voix qui est ce que j’ai de plus intime, que je suis parfois tenté d’étouffer et que les chrétiens appellent la conscience.

Je suis donc un mystère pour moi-même.

Il existe en moi une intelligence qui préexiste à ma volonté consciente et qui fait intimement partie de moi mais qui se déploie sans que je le veuille et parfois malgré ma volonté. En bien et en mal.

Non seulement ma volonté consciente ne peut pas tout mais surtout elle n’explique pas tout. L’homme passe infiniment l’homme.

Si nous devions compter sur notre volonté consciente pour vouloir ce qui nous est nécessaire pour vivre, jamais aucun bébé ne viendrait à terme.

Mais ce qui est vrai de la vie intra-utérine l’est également de la vie après l’accouchement.

Nous ne savons pas vraiment ce qui est bon pour nous ni sur le plan physique ni sur le plan moral.

Je ne sais pas vraiment qui je suis ni ce que je veux au fond.

Mon insatisfaction structurelle m’en est témoin . A peine ai-je obtenu ce que je voulais que je veux déjà ce que je n’ai pas encore. A chaque fois je constate que mon désir profond n’est pas comblé : il rejaillit toujours sous une forme nouvelle.

Je suis un être mystérieux à moi-même.

Je suis régulièrement traversé par des désirs infinis que nul objet fini ne peut contenter.

Seul quelque chose ou quelqu’un d’infini est susceptible d’étancher de manière définitive ma soif inextinguible.

Ce quelqu’un d’infini, je crois l’avoir trouvé.

Comme saint Augustin je m’écrie : Qui pourra donc combler les désirs de mon cœur, répondre à ma demande d’un amour parfait ? Qui sinon Toi Seigneur, Dieu de toute bonté, Toi l’amour absolu de toute éternité ?

Ce quelqu’un d’infini j’ai décidé de Lui faire confiance parce qu’Il m’a prouvé que je pouvais Lui faire confiance.

Car quand Dieu s’est fait homme Il a accepté de mourir pour que je sois sauvé.

Ce faisant Il a prouvé à quel point Il m’aimait.

Puis Il est ressuscité.

En revenant à la vie, Il a démontré qu’Il était suffisamment fort pour triompher de la mort.

En se faisant homme puis en ressuscitant Dieu a gagné ma confiance.

Alors quand Il explique à la Samaritaine au bord du puits : Quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle je fais comme la Samaritaine.Je lui réponds : Seigneur, donne-moi cette eau, afin que je n’aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser1.

Si j’ai décidé de Le suivre – ou plutôt si en dépit de mes contradictions, de mes péchés et de mes incohérences et de mes complaisances je cherche maladroitement à Le suivre – c’est parce que j’ai besoin qu’Il me dise qui je suis et comment l’être mystérieux que je suis dois faire pour être heureux.

Parce que j’ai besoin qu’Il me montre le chemin.

1 Jean 4, 13-14

C’est l’interprétation qui fait la Bible

L’expression « religions du Livre » est fréquemment utilisée par celles et ceux qui souhaitent rapprocher juifs, chrétiens et musulmans en insistant sur ce qui les rapproche plutôt que sur ce qui les sépare. Intention louable mais qui repose sur un concept faux.

D’abord parce qu’il n’existe pas de livre commun aux trois religions : l’islam considère que l’Ancien et le Nouveau testament que nous lisons sont des versions tronquées de la révélation divine antéislamique. Le judaïsme, quant à lui, ne reconnaît de caractère inspiré ni au Nouveau testament ni au Coran. Le christianisme, lui, reconnaît le caractère inspiré de l’Ancien et du Nouveau testament qu’il appelle la Bible. D’où l’ambiguïté du mot Bible qui ne désigne pas la même réalité chez les Juifs et chez les chrétiens.

Ensuite parce que la différence entre le Coran et la Bible chrétienne ne réside pas seulement dans le contenu des textes – ce qui est déjà énorme – mais également dans la manière de lire les textes. En effet le Coran se présente lui-même comme un livre unique contenant la parole exacte de Dieu. Comme le contenu inaltéré, exact au mot près, des paroles dictées par Dieu en langue arabe à Mahomet. Le Coran se présente comme incréé, présent de toute éternité.

Fort logiquement toute traduction ou interprétation constitue une altération de la perfection divine et donc une insupportable profanation : qui est l’homme pour prétendre retrancher ou ajouter quoi que ce soit à ce que Dieu a jugé bon de dire ? Le Coran ne souffre donc, théoriquement du moins, aucune traduction, aucune discussion et aucune interprétation. Je dis théoriquement  car il existe désormais des musulmans qui revendiquent la possibilité de lire le Coran comme on lit n’importe quel autre texte à savoir dans son contexte. Je pense notamment aux travaux de Mehdi Azaïez (www.mehdi-azaiez.org). Mais ces musulmans sont encore des pionniers, il ne s’agit pas (encore ?) de la majorité.

La Bible au contraire ne parle jamais d’elle-même et ne définit pas son statut. Ne serait-ce que parce que la Bible n’est pas un livre mais la somme de quatre-vingt-seize livres rédigés dans trois langues distinctes – l’hébreu, le grec, l’araméen – à des époques fort éloignées et dans des genres littéraires très divers à destination de publics différents. Ces livres reflètent la culture et la mentalité de ceux qui les ont écrits : ils constituent un ensemble disparate tantôt passionnant et tantôt ennuyeux, parfois limpide, souvent obscur, quelquefois édifiant et souvent scandaleux qu’il faut patiemment décortiquer pour en extraire la parole de Dieu qui y est contenue. Rien ne semble donc justifier a priori qu’on les publie ensemble et qu’on en fasse un texte de référence.

C’est pourtant le cas : la Bible a été le fondement de notre civilisation européenne et occidentale, elle continue à l’être dans certains pays, elle détient chaque année le record du plus gros tirage éditorial au monde depuis l’invention de l’imprimerie, elle est traduite dans toutes les langues et elle continue à inspirer des vies et des vocations non seulement en Europe et en Amérique mais aussi – et surtout en Afrique, en Asie et en Océanie. On peut donc en conclure qu’en dépit des apparences il existe une cohérence propre à la Bible qui en explique le succès.

Et si le fil directeur de ces quatre-vingt-seize livres ne se situe pas dans le corps même des textes, il faut alors le chercher dans la lecture concordante qui en est faite depuis des siècles par le peuple de Dieu et que chaque génération transmet à la suivante. Pour les Juifs et les Chrétiens seule l’interprétation et l’exégèse des livres constitutifs de la Bible permettent de discerner la parole de Dieu derrière les mots qu’ont empruntés les hommes qui les ont rédigés.

Seule l’interprétation et l’exégèse donnent sens et cohérence à ce qui ne serait autrement qu’un ensemble hétéroclite de textes abscons et parfois scandaleux.

Pour les Juifs et les Chrétiens, l’interprétation de la Bible n’est pas permise, elle est requise.

Car c’est l’interprétation qui fait la Bible.

Plafond de verre imaginaire et vrai pacte faustien

L’idée est tellement répandue qu’elle est a acquis la force de l’évidence : un jour ou l’autre les ambitions de carrière des femmes se heurtent à un plafond de verre imputable au machisme invisible – et donc d’autant plus sournois – des détenteurs du pouvoir.

Pourtant une telle explication relevant de la théorie du complot – c’est le prototype de l’explication invérifiable et manichéenne – elle devrait susciter la méfiance plutôt que le consensus.

Mais surtout elle fait l’impasse sur une réalité prosaïque : dans le monde professionnel l’accès aux plus hauts postes se fait moins sur des critères de compétence et de performance que sur celui du dévouement voire de la dévotion à l’institution.

Plus les impétrants sont prêts à sacrifier l’essentiel de leur existence à leur employeur – public ou privé – et plus ils auront de chances de se faire adouber par leurs supérieurs et de devenir leurs pairs.

Mais ce choix a des conséquences qui dépassent de beaucoup le sort de celui qui le fait. Car celui qui est prêt à sacrifier  ses soirées, ses week-ends et tout ou partie de ses vacances sur l’autel de ses ambitions ne sacrifie pas simplement sa vie privée. Il sacrifie surtout  celle de son conjoint, de ses enfants et plus largement de tous ceux qui comptaient pour lui et pour lesquels il comptait.

Vue sous cet angle la sous-représentation statistique des femmes dans les instances dirigeantes prend une toute autre signification. Elle traduit un choix plutôt qu’un non-choix.

Elle est l’expression d’un choix de vie – accorder la priorité à la vie relationnelle, à la création de lien social en-dehors du cadre professionnel – et donc d’une préférence. En l’occurrence une préférence pour la gratuité plutôt que pour la performance.

Ce qu’on appelle le plafond de verre est donc une chimère : il n’existe pas ! Les femmes comme Margaret Thatcher, Angela Merkel, Hillary Clinton, Christine Lagarde ou Anne Lauvergeon ne se sont heurtées à aucun plafond de verre.

Elles ont fait comme leurs collègues masculins : pour accéder aux plus hautes marches du pouvoir elles ont accepté d’en payer le prix exorbitant. Elles ont fait comme les hommes qu’elles côtoient au sommet : elles ont accepté le pacte faustien.

Or, c’est ce pacte faustien qu’il faut dénoncer – pour les hommes comme pour les femmes et plus généralement pour leurs proches et de proche en proche pour l’ensemble de la société ! – plutôt que de chercher à le renforcer en enrôlant encore davantage de femmes.

On ne peut pas se plaindre des ravages de l’individualisme et de l’atomisation de la société et en même temps chercher à convaincre les femmes qui n’en veulent pas d’adopter le modèle égoïste et carriériste de collègues qui ont volontairement renoncé à assumer leurs responsabilités morales.

Ce n’est pas seulement pour les femmes qu’il faut cesser de planifier des réunions à partir de 17h c’est aussi pour inciter les hommes à décoller leurs yeux de leur nombril et à s’intéresser prioritairement à   celles et à ceux pour lesquels ils sont réellement irremplaçables.

La question ne se pose pas en termes de guerre des sexes mais en termes de choix de vie et, à l’échelle collective, de choix de société : faut-il promouvoir des comportements centrés sur la performance ou sur le lien ?

Faut-il encourager les salariés à consacrer du temps à leurs proches ou à leur stratégie de carrière ?

Faut-il les inciter à être présents à leurs enfants ou  à sous-traiter la gestion du quotidien à des nounous puis à des enseignants – publics ou privés peu importe – pour mieux s’effacer et disparaître de leur vie sur la pointe des piedds  ?

Faut-il les encourager à sous-traiter l’accompagnement de leurs parents vieillissants à des professionnels de la fin de vie ou faut-il au contraire les encourager à être d’autant plus présents dans ces moments ?

La dénonciation récurrente d’un plafond de verre imaginaire n’est que la promotion déguisée d’un pacte faustien incompatible avec toute forme de vie collective vraiment humaine.

C’est une question de civilisation.

Mais qui d’entre nous est prêt à l’entendre ?

Le Dieu des chrétiens est un Dieu unique et à plus d’un titre

Souvent mes frères musulmans me disent que nous adorons le même Dieu. Cette expression manifeste une empathie réelle à laquelle je suis particulièrement sensible, surtout à une période ou d’autres chrétiens se font massacrer par d’autres musulmans dans d’autres pays. Cela manifeste un sentiment de proximité chaleureuse, de compréhension et de sympathie particulièrement précieux.

Mais c’est également une affirmation théologiquement inexacte qui ne permet pas de comprendre la spécificité du Dieu des chrétiens et des conséquences humaines, spirituelles et civilisationnelles qui en découlent.

Les chrétiens s’accordent avec leurs frères musulmans pour dire que Dieu est unique et qu’Il est mystérieux. Mais pour les chrétiens Dieu n’est pas seulement mystérieux, Il est également paradoxal. Il ne fait jamais ce qu’on aurait pu « légitimement » attendre de Lui. Il nous prend systématiquement à contre-pied et nous pousse à remettre en question la légitimité de nos attentes  pour entrer dans le point de vue de Dieu : ce qui est sage aux yeux des hommes est folie aux yeux de Dieu. C’est vrai de toute la révélation biblique mais c’est particulièrement manifeste dans la manière qu’Il a d’être homme c’est-à-dire en Jésus-Christ.

Car c’est précisément quand Il a choisi de se révéler pleinement aux hommes que Dieu se dépouille des attributs divins qui auraient permis de Le reconnaître à coup sûr. Alors qu’Il veut se faire connaître Il renonce à ses signes extérieurs de divinité : toute-puissance, omniscience, inaltérabilité, gloire…

Pour se faire connaître Il décide de nous dévoiler sa substance : Il est amour. Il se fait connaître tel qu’Il est, dans son essence, au risque d’être méconnu puisque, en ce monde, l’amour est mal aimé.

Le Dieu des chrétiens est souvent déroutant mais jamais équivoque. Ses voies sont impénétrables mais pas sa volonté : Il veut que tous les hommes soient sauvés. Tous. Pas seulement les chrétiens. A ces derniers Il demande de collaborer à son œuvre de salut en tant que serviteurs inutiles : car de qui Dieu aurait-Il besoin ?

Le Dieu de chrétiens n’a besoin de personne et décide pourtant d’avoir besoin des hommes. Il descend de son piédestal divin, renonce à sa seigneurie et à l’adoration qui Lui est due pour se faire quémandeur de l’amour des hommes.

Pire – ou plutôt mieux – Il se fait quémandeur de l’amour de chaque homme individuellement. Tel un amoureux transi régulièrement éconduit Il ne se laisse pas décourager et continue de tenter sa chance. Il se fait demandeur et ça dure depuis des siècles…

Décidément le Dieu des chrétiens est vraiment unique.

L’heure des témoins a sonné

La prospérité des trente glorieuses avait provisoirement éclipsé les grandes questions existentielles. La fin de la guerre froide avait noyé les grands débats idéologiques dans le consumérisme. L’individualisme idéologique de l’Union européenne avait discrédité l’idée même de bien commun.

La fin de la période de croissance et d’abondance commencée au lendemain de la deuxième guerre mondiale et sur laquelle nous avions bâti notre modèle social à la française s’achève et avec elle la promesse d’une qualité de vie que, finalement, seuls les baby boomers auront pleinement vécue.

Le démantèlement programmé de notre système de protection sociale (retraites, temps et conditions de travail, assurance maladie et indemnisation du chômage) nous confronte de nouveau aux drames de la condition humaine que la génération de nos parents avait cru voués à l’oubli : l’aliénation par le travail, l’exploitation de l’homme par l’homme, la maladie et la souffrance.

Dans un contexte de chômage durable et de baisse de niveau de vie généralisée la perspective d’être mis en concurrence avec des ouvriers du tiers-monde sous-payés et exploités paraît de plus en plus inéluctable.

Contrairement à celle de leurs parents, les jeunes générations pourront de moins en moins se réfugier dans la consommation et l’hédonisme – ce que Pascal appelait déjà en son temps les divertissements – pour escamoter les grandes questions métaphysiques qui taraudent l’humanité depuis son apparition. Qui suis-je ? Que puis-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Pourquoi la douleur et la mort ? La vie vaut-elle d’être vécue ? Pourquoi ? Pour quoi ? Pour qui ?

A l’heure actuelle les questions sur le sens de la vie réapparaissent sous la forme de questions identitaires (droit des minorités, identité nationale, laïcité à la française) et morales (politiquement correct, écologie et bioéthique).

Mais si les questions ressurgissent, les réponses sur le sens de la vie individuelle se font attendre et pour cette raison même peuvent être sources d’angoisses, particulièrement pour les jeunes générations françaises qui se sentent la plupart du temps démunies car elles se sentent et peut-être se savent moins bien loties que celles de bon nombre de pays émergents.

D’abord parce que les jeunes européens de l’Ouest font partie de ces déshérités auxquels François-Xavier Bellamy a consacré un livre (Les déshérités ou l’urgence de transmettre, Plon 2014).  Pour reprendre ses termes « une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner, l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine qui constituait son héritage ».

Ensuite parce qu’en tant que Français ces jeunes générations sont victimes d’une laïcité idéologique qui cherche à faire taire toutes les grandes traditions religieuses qui proposent des réponses – diverses – à ces questions. C’est la fameuse pétition de principe selon laquelle les convictions religieuses relèvent exclusivement de la sphère privée et n’ont pas le droit d’en sortir sous peine d’offenser ceux qui ne les partagent pas. Exquise pudeur dont les idéologues de la laïcité se dispensent néanmoins quand il s’agit d’exprimer des convictions politiques ouvertement anti-religieuses ou de publier des caricatures explicitement destinées à blesser ceux qui ont des convictions religieuses…

Dans un tel contexte les jeunes Français – qu’ils se sentent français ou pas – ressemblent tragiquement à Blu, l’oiseau domestique du film d’animation Rio qui, ayant toujours vécu chez sa propriétaire, ne sait pas voler et est paniqué à l’idée de rejoindre son milieu naturel pour y vivre sa condition d’oiseau. Les plus jeunes de nos compatriotes sont angoissés à l’idée une existence dont ils perçoivent les écueils mais dont ils ne voient pas le sens.

Face à ce qui apparaît à beaucoup comme une existence dont il n’y a rien à espérer la tentation est de se voiler la face…à tous les sens du terme : la tentation du djihadisme et celle de la fuite dans la surconsommation (pour ceux qui en ont encore les moyens financiers) sont les deux faces d’un même nihilisme.

Dans les deux cas c’est la tentation de la fuite : exorciser l’angoisse d’une vie absurde en se précipitant dans une mort perçue comme libératrice  dans un cas, exorciser cette angoisse de la mort qui rend la vie absurde en s’étourdissant de n’importe quoi – qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse – dans l’autre.

Dans les deux cas cette fuite repose sur la conviction qu’ici-base tout est absurde et dérisoire et que la seule solution rationnelle et raisonnable est de refuser ce monde désespérant avec l’énergie du désespoir.

C’est dans ce contexte que le pape François et ses prédécesseurs appellent les chrétiens à la nouvelle évangélisation en témoignant de témoigner de l’espérance qui les habite : Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous ; mais faites-le avec douceur et respect (Première lettre de saint Pierre 3.16).

Cela consiste à signifier par sa vie d’abord et par la parole ensuite que, contre toute évidence sensible, le mal n’est pas la norme mais un dysfonctionnement tragique qui sera corrigé in fine.

Que cette conviction n’est pas d’abord le résultat d’une réflexion et encore moins d’une auto-suggestion mais la conséquence d’un événement historique : la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

Que Dieu ne méprise pas la condition humaine (il s’est fait homme lui-même), qu’il n’est pas indifférent à la souffrance des hommes (il a lui-même été torturé à mort et à tort) et qu’il est tout-puissant (il est ressuscité).

Que tout ce que nous vivons est provisoire mais pas dérisoire.

Que nous ne marchons pas dans une vallée de larmes mais sur un chemin d’éternité.

Que si nous continuons à boiter c’est avec la certitude d’être aimés par quelqu’un qui nous attend au terme du chemin.

Mais comme ceux qui ont le plus besoin d’entendre cela sont précisément les plus angoissés  et donc les plus sceptiques – on a tellement peur d’être déçus qu’on anticipe la déception en n’accordant pas sa confiance – il faut préparer le terrain et les apprivoiser préalablement.

Pour que notre témoignage soit audible il faut auparavant prendre le temps de remplacer le climat de méfiance par un climat de confiance en instaurant des relationsauthatiques et bienveillantes.

Cela suppose de la part des chrétiens qu’ils prennent l’initiative d’aimer les premiers sans attendre la réciprocité – aimer quelqu’un c’est rechercher d’abord son bien pas sa reconnaissance – et de persévérer.

A l’image de Dieu qui a fait le premier pas pour aller à la rencontre des hommes et qui ne s’est pas laissé décourager par les refus – pourtant humiliants– qu’il a essuyés.

Mais si nous mettons précisément toute notre espérance dans un tel Dieu comment faire autrement ?

Et puis si nous annonçons un Dieu d’amour comment pouvons-nous espérer être crédibles si nous ne sommes pas en mesure d’en distribuer un échantillon ?

Plusieurs religions, une vérité : comment discerner ?

La multiplicité de l’offre religieuse sur le marché mondialisé a de quoi laisser perplexes les indécis : toutes les religions ne se prévalent-elles pas de détenir la vérité ? Toutes ne dénient-elles pas ce monopole à leurs concurrentes ?

Certains en concluent qu’elles se valent toutes dans leur prétention dangereuse à monopoliser la vérité, qu’elles sont toutes également enclines à l’intolérance et à ce titre dangereuses et qu’il vaut mieux adopter à leur égard une hostilité de principe égalitaire.

Les plus cohérents d’entre eux jugent nécessaire de lutter politiquement et idéologiquement contre leur influence avec la même détermination intransigeante que quand on entreprend une campagne de dératisation. Ce sont les héritiers des Lumières.

Leur certitude est à la fois complètement folle et radicalement fausse.

Elle est folle car c’est une présomption littéralement délirante que de décréter unilatéralement que toute l’expérience spirituelle accumulée par l’humanité depuis son apparition est incapable de leur apprendre quoi que ce soit.

Elle est radicalement fausse parce que ses présupposés sont faux : il n’est pas vrai que toutes les religions revendiquent le monopole de la vérité et que les garanties qu’elles apportent soient équivalentes.

Une typologie des religions, même sommaire, suffit à le démontrer.

La plupart des religions ne prétendent pas dévoiler de vérité

L’hindouisme, religion dont les mythes fondateurs se perdent dans la nuit des temps, ne prétend pas à l’exclusivité de la vérité. Transmis de générations en générations ses récits fondateurs ne se placent sous la tutelle d’aucune autorité identifiée. Cela n’empêche pas certains hindouistes, comme les hommes de n’importe quelle religion, de persécuter ceux qui ne partagent pas leur religion (chrétiens et musulmans).

Le bouddhisme, leconfucianisme et le taoïsme sont d’autant de sagesses de vie fondées par de grands maîtres de sagesse (Bouddha, Confucius et Lao Tseu) qui ne sont pas à proprement parler des religions au sens où nous l’entendons. Elles ne prétendent pas dévoiler de vérité mais constituer un art de vivre destiné à réussir son existence ici-bas. Elles ne nous renseignent pas sur le sens de notre vie ici-bas et sur notre éventuelle vie après la mort.

Les religions animistes – et notamment celles qui incluent des sacrifices humains comme dans le cas du culte rendu par les Carthaginois au dieu Baal ou celui que les Aztèques rendaient au dieu soleil – visent à préserver une harmonie cosmique toujours précaire, à acheter la paix sociale avec les forces obscures et malfaisantes de l’univers en les tenant à distance. Elles ne se préoccupent ni de certifier leur origine divine, ni de répondre à une quête de sens. La question de la vérité ne les préoccupe pas.

Certaines religions sont ce que nous appellerions des « religions laïques » qui divinisent le système politique… et renforcent l’autorité de ceux qui le dirigent : c’était le cas des empires incas, égyptien et romains, c’est toujours les cas du shintoïsme au Japon. Et en sens c’est également vrai des religions athées comme le nazisme ou le communisme que l’on a vu fleurir au XXème siècle. La vérité n’est pas non plus leur préoccupation. Les leurs sont plus prosaïques : maintenir la cohésion sociale et renforcer la légitimité du pouvoir en place.

Les religions syncrétiques (New Age et sectes.) sont le produit d’une démarche marketing visant à proposer au public un nouveau produit correspondant à ses attentes. Ce n’est pas le résultat d’une quête de la vérité.

Seules les religions révélées (judaïsme, christianisme, islam, mormonisme) prétendent révéler et transmettre une vérité dont elles ne sont pas l’inventeur.

L’origine divine de leur contenu, qu’elles revendiquent toutes, est le gage de l’authenticité du message et toutes se présentent comme des messagers fidèles qui n’ont rien ajouté ni rien retranché de la vérité divine originelle.

Seules les religions révélées prétendent à l’exclusivité de la vérité

Les héritiers des Lumières se trompent et trompent donc leur monde en affirmant que toutes les religions prétendent à l’exclusivité de la vérité : c’est tout bonnement faux. La question de la vérité n’est centrale que pour les religions qui se présentent comme des religions révélées et celles-ci sont en nombre réduit.

C’est pour elles, et pour elles seules, que se pose la question de l’authenticité de leur origine divine. Mais ce n’est pas pour autant que la question est insoluble. On peut en effet appliquer à cette révélation la méthodologie qu’utilisent quotidiennement les journalistes, les historiens, les services d’investigation de la police et les services de renseignement : le recoupement des sources.

Le critère est simple : ces religions se présentent-elles comme le produit d’une révélation privée, attestée par un seul individu et par définition invérifiable ou d’une révélation collective, attestée par plusieurs individus ? En d’autres termes peut-on recouper les sources ?

Ce critère permet d’exclure a priori l’Islam et le Mormonisme, pas le Judaïsme et le Christianisme.

Dans la révélation biblique c’est par l’intermédiaire de patriarches, de prêtres, de rois et de prophètes et du Messie vivant à des époques différentes qui annonçaient la parole de Dieu, prophétisaient les événements à venir et accomplissaient les prophéties annoncées.

Dans le Nouveau testament, nous disposons de quatre témoignages distincts (les quatre évangiles) qui correspondent dans les grandes lignes et ne divergent que dans les détails. Exactement comme les sources des historiens nous apprennent l’histoire de Rome

Ce n’est pas une garantie absolue de vérité, ce n’est pas une preuve : c’est un gage de vraisemblance.

Des faisceaux d’indices convergents, pas des preuves

L’absence de preuve, au sens scientifique du terme, est parfois une source de scepticisme pour de nombreux indécis et même pour des croyants. Mais c’est précisément cela qui est étonnant que l’absence de preuve soit regrettable, on peut l’admettre.

Mais en quoi cela serait problématique ?

Après tout qui a épousé son conjoint après que celui-ci lui ait prouvé son amour ? Personne.

Nous nous marions parce que quelqu’un nous déclare son amour et que nous lui faisons confiance sur la base d’un certain nombre d’indices convergents et sur la base de notre cette intuition que Pascal appelait le cœur et qui comprend sans pour autant pouvoir démontrer : le cœur a ses raisons que la raison ignore.

Qui a jamais suivi les prescriptions d’un médecin parce que celui-ci lui avait préalablement démontré la justesse de son diagnostic et prouvé la justesse du traitement qu’il préconisait ? Personne.

Nous faisons, éventuellement, confiance à un médecin sur le fondement de ce que nous en disent des amis ou des connaissances dont le témoignage nous semble, lui aussi, digne de confiance.

De manière générale nous passons notre vie à prendre des décisions sur la base d’une information lacunaire et imparfaite c’est-à-crie sans disposer de preuve, sans avoir decertitude absolue.

Nous le faisons habituellement sur celui de la probabilité en nous fondant sur des faisceaux d’indices convergents plutôt que sur des preuves.

Nous décidons à un moment d’accorder notre confiance à quelqu’un. Au sens littéral du terme nous lui accordons notre foi.

Ce que nous faisons quotidiennement dans tous les domaines de la vie avec les personnes qui nous entourent n’est pas absurde.

Alors pourquoi ce que nous faisons avec eux serait-il absurde avec Dieu ?